« Le grand apport de Janáček, c’est d’avoir rapproché l’opéra du théâtre parlé »

Leoš Janáček

Dans cette émission spéciale Saint-Sylvestre, nous vous proposons de découvrir un peu mieux Leoš Janáček, l’un des plus grands compositeurs tchèques du XXe siècle. Longtemps considérés comme difficiles d’approches, ses opéras connaissent ces derniers temps, notamment en France, un regain d’intérêt avec plusieurs mises en scène à succès. L’opéra national du Rhin, à Strasbourg, propose d’ailleurs depuis 2010 un cycle Janáček, présentant ainsi notamment Jenufa, L’Affaire Makropoulos ou encore Kaťa Kabanová. Entretien avec Marianne Frippiat, musicologue, auteure d’un ouvrage intitulé Janáček Opéras mode d’emploi sorti en 2011 en France.

Marianne Frippiat, vous êtes musicologue, vous vivez à Prague depuis 2001. Vous venez de sortir en France un ouvrage qui s’appelle Janáček Opéras mode d’emploi, sorti aux éditions L’avant-scène opéra. Comment est née l’idée de cet ouvrage ?

« L’ouvrage est né après une première collaboration. J’avais été invitée à écrire un article pour la revue L’avant-scène opéra, consacré à De la maison des morts. Il faut savoir que cette maison d’édition publie essentiellement des revues monothématiques, consacrées à chaque fois à un opéra. Et puis, elle a commencé une nouvelle série, les modes d’emploi. L’éditeur ayant été satisfait de mon article, il m’a proposé ce Janáček dans la collection des modes d’emploi. »

Vous êtes musicologue. Est-ce pour cette raison qu’à l’origine vous vous êtes rendue à Prague ? Pour la musique tchèque ?

« En fait oui et non. Je suis musicologue, mais j’avais envie d’entrer dans les détails d’analyse de Janáček. Donc c’est pour Janáček que je suis venue en République tchèque. Au départ, ce n’était pas un amour général pour la musique tchèque, mais un cycle de perfectionnement dans le cadre du Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Je voulais avoir accès aux archives Janáček à Brno, donc je me suis dit : rien à faire, il faut aller en République tchèque, apprendre la langue et faire le grand saut ! »

Et cela fait dix ans ! Pourquoi Janáček en particulier ? Pourquoi avez-vous aimé sa musique ? Quel est votre Janáček ?

Leoš Janáček
« Difficile de répondre de manière concise. Il m’a passionnée pour beaucoup de raisons : d’abord, sa musique vous prend aux tripes, c’est difficile de rester indifférent. C’est une musique qui est d’une densité humaine spécifique, en rien comparable, pour moi, à un certain opéra italien. J’ai été saisie par l’épaisseur psychologique et par le contenu dramatique de la musique. Et puis j’avais commencé à travailler sur Janáček au Conservatoire, il y avait quelque chose d’absolument râlant dans le fait qu’on ne parvenait pas à obtenir les partitions : soit il n’existait pas d’éditions critiques, soit elles étaient difficiles à obtenir, ou en langue allemande. Quand on écoutait les disques, on se rendait compte qu’il y avait des milliers de coupures et que ça ne correspondait pas du tout à ce qui était écrit. Cela m’a fait enrager. Je me suis dit que c’était un parfait sujet d’étude et j’ai eu envie de voir clair. »

C’était vous titiller, qu’il n’existe que peu de choses sur Janáček…

« Oui, et c’est exaspérant : quand on écoute un opéra et qu’on voit que les interprètes font plein de coupures, que la partition ne correspond pas au disque, on se dit : mais quelle est dans le fond sa musique ? Quand on est passionné par un compositeur, on ne peut pas rester indifférent devant la manipulation des œuvres. On a envie de savoir ce qu’il a écrit. »

Est-ce vous savez pourquoi il y a ce type de manipulation des opéras de Janáček ? Est-ce une pratique courante, pas très honnête, ou spécifique à Janáček ?

« Il y a toute une série de degrés dans la manipulation des œuvres. Disons que Janáček a été fortement touché et que ça peut se comprendre dans la mesure où ses opéras n’étaient pas ordinaires. Généralement, ce qui a le plus choqué, c’est le manque de logique ou de conventions. Souvent les manipulations qui ont été faites, l’ont été dans le sens d’un rabaissement à la norme, en rendant plus explicite, plus logique, plus traditionnel. »

Donc d’une certaine façon, Janáček était hors-norme et on essayait de le normaliser…

« Oui, je crois. Mais c’est un vocabulaire compliqué, celui de la normalisation. C’était plus dans le sens des conventions traditionnelles de l’opéra, pas nécessairement idéologique. »

En effet, on dit souvent que Janáček est compliqué, difficile d’approche, d’où peut-être ces simplifications également… Pourtant ces dernières années, et votre ouvrage en est un peu la preuve, en France notamment, on redécouvre Janáček. L’an dernier, les articles ont abondé sur différentes mises en scène à travers le pays… Comment se fait-il qu’aujourd’hui on redécouvre tardivement Janáček, ou est-ce seulement un effet de mode ?

Leoš Janáček et sa femme
« Je n’ai pas résolu cette question que je me pose aussi. Qu’on dise que Janáček est compliqué, c’est une phrase que j’entends d’abord en République tchèque, plus qu’ailleurs. Si vous demandez leur opinion aux Tchèques, ils vous diront qu’ils n’aiment pas Janáček, qu’ils préfèrent Dvořák ou Smetana. Je n’ai pas trop entendu cette opinion en France, ou moins disons… Pourtant je pense que Janáček est terriblement compliqué si on le regarde dans les détails. Pourquoi est-il à la mode aujourd’hui ? Je n’aurais pas de réponse complète, mais un indice réside dans le fait qu’aujourd’hui on s’intéresse de plus en plus à l’aspect théâtral dans l’opéra. Or Janáček est un des compositeurs les plus dramatiques. Peut-être se prête-t-il mieux à cette vision de l’opéra qui tend à le rapprocher du drame. »

Dans votre ouvrage sur Janáček, il est même question de « théâtre parlé ». Comment cela s’illustre-t-il et en quoi est-ce révolutionnaire ?

« En fait, pour moi, le grand apport de Janáček, c’est d’avoir rapproché l’opéra du théâtre parlé. En rapprochant le rythme de déroulement de l’opéra, donc de la musique chantée, du rythme du théâtre parlé. C’est à mon sens une des plus grandes innovations de Janáček dans le domaine de l’opéra. Cela passe aussi par une volonté de rendre la parole beaucoup plus libre, de l’affranchir des conventions du genre qui ont dominé pendant tout le XIXe siècle. »

Puisque l’on évoque la parole, évidemment inutile de rappeler que Janáček, c’est en tchèque. Il existe beaucoup d’opéras tchèques de manière générale, mais les opéras italiens sont peut-être plus connus et plus pratiqués. Mais le tchèque pose peut-être des problèmes aux interprètes étrangers. Quels sont les enjeux ?

« Je dirais qu’on peut prendre en compte au moins deux enjeux. Le premier est un enjeu purement phonétique : il faut s’habituer à la prononciation tchèque. On entend souvent dire que le tchèque est difficile : en réalité, si on est bien ‘coaché’, c’est une des langues les plus faciles à prononcer et donc à apprendre. Il n’y a pas de différence entre la graphie et l’aspect sonore. »

Le tchèque est une langue phonétique…

« C’est cela. Donc si on est bien entraîné, je pense que ça va. En plus le tchèque a de gros avantages : les consonnes sont très sonores et permettent donc de propulser la parole ou le chant. Je pense donc que le tchèque n’est pas difficile à chanter, au contraire. En revanche, le deuxième enjeu est commun à tous les chanteurs qui doivent chanter dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle : la ligne vocale chez Janáček est souvent en relation étroite avec le sens des mots. Donc, si on ne comprend pas ce que tel mot veut dire mais qu’on prend l’ensemble de la phrase, ce n’est pas nécessairement de cette façon qu’on arrivera à bien la chanter. Il faudrait presque avoir quelqu’un qui guide l’interprète mot à mot. Il y aurait encore une troisième chose à rajouter : Janáček est particulièrement difficile à chanter, que ce soit en tchèque ou dans une autre langue, tout simplement parce qu’il a une manie d’écriture avec des sauts intervalliques absolument sidérants, du grave à l’aigu, excessivement difficiles à chanter. Donc dans une langue étrangère, ça doit être encore plus dur. »

Puisqu’on parle de langue, il faut rappeler que Janáček a été longtemps chanté en allemand : c’est Max Brod qui a traduit les livrets…

« On pourrait discuter longuement sur ce sujet, mais je pense qu’au fond c’est une bonne chose que Max Brod ait traduit les opéras de Janáček en allemand car à l’époque, c’était le moyen le plus facile pour ses opéras de pénétrer dans le monde germanique et de se faire connaître. »

Qu’est-ce qui selon vous explique qu’aujourd’hui, on rechante Janáček en tchèque ?

« Je crois que c’est un mouvement international qui fait qu’on a plus tendance à chanter les opéras étrangers dans la langue d’origine. C’est un mouvement international, mais avec de petits îlots de protestation comme en Angleterre où on continue à chanter en langue anglaise. En fait, il y a des partisans et des opposants à cette tendance. »

Nous avons beaucoup parlé de Janáček du point de vue de ses textes, de sa musique… Mais pourriez-vous nous brosser un petit portrait de Leos Janáček, sa vie, à défaut de son œuvre dont on pourra reparler plus tard…

« Je dirais que sa vie commence dans le nord de la Moravie, dans le petit village de Hukvaldy, où il a passé son enfance et qui restera un havre de paix, un lieu de création dans ses dernières années. Il est le fils d’un instituteur, donc issu d’un milieu d’intellectuels. Son père est mort très tôt donc Janáček a été confié à la fondation des Augustins, à Brno, où il a passé son enfance, sous la conduite d’un ancien élève de son père, Pavel Krížkovský. La fondation des Augustins se trouvait dans le monastère des Augustins. De cette époque, Janáček a développé une hantise pour tout ce qui est religieux. Dans sa vie d’adulte, il ne supportait plus tout souvenir du milieu monastique, il avait horreur de mettre le pied dans une église. Ce qui est important, c’est qu’à la fois dans son milieu familial et dans le monastère du vieux Brno, il a été plongé dans un milieu complètement patriote et russophile. Ce sont deux orientations qui ont marqué Janáček pendant toute sa vie. »

On peut dire que Janáček s’inscrit dans ce courant panslaviste de la fin du XIXe siècle et de volonté de plus d’indépendance des pays tchèques vis-à-vis de la couronne des Habsbourg…

« Le patriotisme tchèque de cette époque-là était un patriotisme de revendication d’autonomie, mais qui n’allait pas nécessairement jusqu’à l’indépendance. Il y a eu longtemps le souci que les Tchèques obtiennent des droits égaux à ceux des hongrois au sein de l’empire austro-hongrois. Cela n’allait pas jusqu’à une indépendance politique. Plusieurs courants se sont développés liés à cette idéologie patriotique : la russophilie et le panslavisme. Janáček était russophile et était aussi panslave. »

Comment cela s’illustre-t-il dans ses œuvres ?

« Cela s’illustre essentiellement sur le plan du programme avec un choix de thématiques, cela ne s’illustre pas dans la musique. On ne pourrait pas dire que la musique de Janáček est plus panslave que celle de Dvořák. En revanche, il choisit souvent des sujets tirés d’écrivains russes qui peuvent relus de manière patriotique comme Taras Boulba par exemple. »

Il admire aussi Dostoïevski puisque De la maison des morts est tiré de Souvenir de la maison des morts de cet auteur…

« Oui, la littérature russe est capitale pour comprendre Janáček. »

'De la maison des morts'
Vous parliez de Dvořák : ils se sont connus, côtoyés… Quelles étaient leur relation ? Quel était le rapport de Janáček à cette grande figure incontournable de la musique tchèque ?

« Cela a été un rapport d’admiration et de soutien actif. Le jeune Janáček s’est d’abord lié d’amitié avec Dvořák à Prague, pendant son séjour à l’Ecole d’orgue. Ensuite cette amitié s’est développée et ils sont restés en bon contact. Janáček, qui admirait Dvořák, lui a envoyé à plusieurs reprises des partitions pour lui demander son avis. Et puis, quand il était chef de chœur et chef de la Brněnská beseda, un petit d’orchestre, il a monté plusieurs fois des œuvres de Dvořák et les a défendues à Brno. Cela dit, dans les détails, la relation de Dvořák et Janáček est pleine de mystères. Par exemple, Janáček s’est emparé d’un livret d’opéra, au départ prévu pour Dvořák, mais celui-ci n’avait pas été enthousiasmé – c’est celui de Šárka – et ne l’avait donc pas utilisé. Puis quand Janáček a compensé un opéra sur le livret, il a envoyé la partition à Dvořák, qui lui a demandé de la remanier. Entretemps Janáček s’était adressé à l’auteur du livret qui n’a jamais accepté qu’on l’utilise. Dans cette situation, on est un peu perplexe : pourquoi Dvořák n’a pas soutenu Janáček sachant qu’il n’utiliserait ce livret-là ? Autre chose aussi : Dvořák ne s’exprimait pas par écrit sur les partitions de Janáček. Donc quand il faisait des commentaires, on sait que c’est par oral. Il y reste quelque chose d’obscur dans cette relation. »

Vous dites dans votre ouvrage que Janáček a commencé tard. Comment cela se fait-il ?

« Cela s’explique par le fait qu’il est extraordinairement honnête dans son approche à la composition. Il cherchait quelque chose et il n’a pas trouvé immédiatement un style qui lui convienne. En fait, il n’a pas été tardif, dans le sens où son premier opéra, Šárka, a été écrit quand il avait une trentaine d’années. Mais il a fini par se rendre compte que ce n’était pas sa voie, par chercher d’autres choses qui ne l’ont mené à rien ou bien qui lui ont apporté trop peu. Le temps de construire un langage vraiment personnel, cela lui a pris beaucoup de temps. »

Il a donc cherché sa voie avec opiniâtreté. Comment ses premières œuvres ont-elles été reçues ?

'Šárka'
« Šárka n’a pas été jouée. Ensuite, il y a eu Le début d’un roman et toute la vague folkloriste qui a donné de lui l’image d’un compositeur folkloriste, ce qui était un sérieux malentendu. Puis est venue Jenůfa, qui a été très bien accueillie à Brno, dans le cercle des partisans de Janáček, mais qui a été refusée à Prague. Je crois que Janáček a beaucoup souffert de son tempérament : ce n’était pas quelqu’un de coulant, il avait la critique facile. Si lui s’est cherché, il avait le sentiment que les autres devaient en faire autant. Il critiquait facilement ce qui à ses yeux n’était pas d’assez grande valeur. On se crée facilement des ennemis de cette façon. »

A l’étranger, quels ont été ses propagateurs ?

« En son temps, il y a eu Otto Klemperer et puis Erich Gleiber. Mais aussi sir Henry Wood. Puis les grands chefs d’orchestre venus plus tard, comme Mackerras ou encore Kubelík et Ančerl. »

Nous arrivons peu à peu au terme de cet entretien. Je suppose qu’on a oublié énormément de choses ! Voudriez-vous rajouter quelque chose sur Janáček, ou sur votre travail et ce que cela vous a apporté personnellement ?

« Cela m’a apporté beaucoup de choses. Mais l’un des apports qui mériteraient d’être soulignés et qui fait la particularité des livres de la collection Mode d’emploi chez L’avant-scène opéra, c’est qu’ils sont conçus pour contenir une partie historique ou thématique, qu’ils expliquent les enjeux des opéras sur le plan dramatique et de l’histoire de la pensée. Mais il y aussi toute une partie consacrée aux interprètes et je crois que ça, c’est un des plus grands apports pour moi. J’ai une formation musicologique où au fond, on est assez peu entraîné à prendre en compte l’interprétation. Souvent on a une approche très théorique et si l’interprète joue de telle ou telle façon, ce n’est pas grave, on essaye de passer outre. Ici je me suis rendue compte que c’est phénoménalement intéressant de faire le va-et-vient, car les interprètes proposent une lecture qui peut changer notre façon de voir. C’est très enrichissant en réalité : ça nous permet d’ouvrir plein de portes, de reconsidérer l’œuvre, de sentir différents équilibres. J’ai plus pris conscience du degré d’importance de l’interprète et dont il façonne notre interprétation de l’œuvre. »