Une histoire du concept d’Europe centrale avec Catherine Horel

« Cette Europe qu’on dit centrale, des Habsbourg à l’intégration européenne 1815-2004 », c’est le nom du nouveau livre de Catherine Horel, historienne et directrice de recherche au CNRS. Un livre qu'elle a présenté à l'occasion de son passage au CeFReS, à Prague.

Catherine Horel,  photo: www.clio.fr
Catherine Horel, vous venez de sortir un ouvrage intitulé « Cette Europe qu’on dit centrale ». Que l’on parle de Mitteleuropa, d’Europe médiane, ou d’Europe centrale, les termes sont souvent discutés. Vous avez adopté celui d’Europe centrale mais vous semblez hésiter d’après le titre. Quel est donc le sujet de cet ouvrage ?

« Le livre est paru en 2009 chez l’éditeur Beauchesne à Paris. C’est un essai de définir cette Europe qu’on dit centrale parce qu’on se rend très vite compte que chacun met derrière ce terme un certain nombre de pensées ou d’arrière pensées, idéologisées ou non sur cette Europe centrale. Quand on parle de Mittereuropa – puisque vous avez évoqué le terme – ce n’est pas du tout la même chose si on en parle depuis Paris, Vienne ou Berlin. Quand en France, on parle de Mitteleuropa, on parle de l’ancien Empire des Habsbourg. Quand en Allemagne, on parle de Mitteleuropa, c’est avec l’Allemagne. Quand on en parle en Autriche, c’est sans l’Allemagne. Il y a un problème qui est évident, qui est la place de l’Allemagne, puisque les uns la mettent dedans, les Allemands les premiers, tandis que les autres ne la veulent pas. C’est déjà un exemple de cette difficulté à définir cet espace de l’Europe centrale.

La première partie du livre montre que cet espace a changé de place. Bien entendu, il n’y a pas eu de catastrophe nucléaire, Vienne est toujours au même endroit. Mais sur le plan géopolitique, sur le plan des concepts, cette Europe centrale a bougé.

A la fin du XVIIIe siècle, quand elle a été conçue en tant qu’espace, elle est entre une Europe occidentale définie essentiellement par rapport à la France – la France des Lumières, une Europe orientale définie par la Russie d’un côté qui fascine mais qui est étrange ou étrangère, et un Empire ottoman que l’on fait volontiers apparaître dans les turqueries exotiques mais que l’on a absolument pas pour but de définir comme un espace de civilisation européen. Il y a donc quelque chose au milieu qui est à l’époque bien sûr l’Empire des Habsbourg mais qui a besoin d’être défini autrement que par le simple concept dynastique d’empire habsbourgeois, et ça devient l’Europe centrale. Mais au fur et à mesure de ce qui va se passer au XXe siècle, l’Europe centrale bouge. Elle passe à l’Est, elle passe à l’Ouest, elle revient au centre, comme c’est le cas de nos jours, après un long purgatoire oriental. La première partie du livre essaie donc de montrer l’évolution du concept. »

Vous parlez également des perceptions de cette Europe centrale, qui changent selon que l’on se trouve en Europe de l’Est, en Europe de l’Ouest…

« Oui, la deuxième partie du livre entreprend de faire une étude des perceptions de cette espace. Est-ce que lorsqu’on est dedans, on se conçoit comme quelqu’un d’Europe centrale. Si on parle à un Autrichien, va-t-il dire qu’il est d’Europe centrale ? Non, parce que s’il est à Vienne ou s’il est à la frontière suisse, il ne va pas du tout avoir la même idée de ce qu’on va lui présenter comme Europe centrale. Dans les pays voisins, c’est encore plus évident. Si vous parlez à un Tchèque, très vite, il va vous faire remarquer que Vienne est à l’est de Prague. Autre exemple tchèque, le fameux essai de Milan Kundera ‘l’Occident kidnappé’ a souvent été présenté, dans la redécouverte de l’Europe centrale dans les années 1980, comme une volonté de faire revenir l’Europe centrale dans le débat politique. C’est vrai, mais si on lit bien l’essai de Kundera, il dit que les pays tchèques sont en Occident, et pas en Europe centrale ! C’est lui qui lance la formule ‘cette Europe qu’on dit centrale’, mais si on lit bien ce qu’il dit, il ancre les pays tchèques à l’ouest, et pas à l’est. Voilà un exemple de perception locale, intérieure – même si Kundera au moment où il écrit ce texte vit en France – qui est très intéressant. Et selon les pays, on va trouver des perceptions différentes de soi-même, en tant qu’Europe centrale ou pas.

Il y a toute la thématique du pont, de l’île. ‘Nous sommes un pont entre l’Est et l’Ouest’ a souvent été évoqué par les Tchèques. Les Hongrois vont dire qu’ils sont une île parce qu’ils sont entre les Slaves et les Germains. Chaque nation va avoir ainsi une conception de sa propre place dans l’Europe dite centrale ou par rapport à ce qu’ils vont comprendre comme Europe orientale. Ce qui est à l’est est forcément moins avancé, et on va donc toujours vouloir s’accrocher au train de l’est et renier ou donner une mauvaise impression de ce qui est plus à l’est, en sous-entendant que c’est un espace moins développé, moins moderne que celui dans lequel on prétend se trouver. »

Le contexte politique joue beaucoup dans la définition ou la revendication du terme d’Europe centrale. Pour les intellectuels des années 1960, 1970, 1980 – vous avez évoqué Milan Kundera – la question du communisme intervient aussi dans cette définition de l’Europe centrale.

« Oui, bien sûr, parce que selon les pays, on va présenter le communisme comme étant quelque chose d’étranger. Ca vient de l’est, donc c’est forcément barbare ; c’est très pratique pour dénigrer le communisme. C’est encore plus facile pour les pays qui ne sont pas slaves comme la Hongrie, où non seulement ça vient de l’est, mais en plus c’est russe. C’est donc un double préjudice, si je puis dire, que l’on accorde au communisme.

Il y a une gêne très évidente, aussi chez les Tchèques d’ailleurs, qui, au XIXe siècle, étaient très panslaves. Ils étaient très intéressés par ce qui se passait en Russie, par la culture et par l’éventuel aide que la Russie pouvait apporter au développement des nations slaves, mais aussi parce qu’ils n’étaient pas en confrontation direct avec la Russie, ce qui n’était pas le cas des Polonais. Et finalement, quand les Tchèques « se réveillent » au mois d’août 1968, ils sont bien obligés de se rendre compte que l’idée qu’on pouvait éventuellement se faire de la solidarité panslave est très amèrement déçue. »

Nombre d’intellectuels ont beaucoup débattu ces quarante dernières années – Kundera, Konrad, Bibo, etc. - sur cette idée d’Europe centrale. En 2010, est-ce encore un sujet qui mobilise les intellectuels tchèques, hongrois, polonais… ?

Photo: Commission européenne
« C’est complètement terminé. Ca a beaucoup agité les dissidents et ceux qui les fréquentaient dans les années 1980, où on a redécouvert l’Europe centrale. Il y a eu une espèce de mode Mitteleuropa mais cela a aussi servi des buts politiques. Il y a eu un aspect un peu niais de redécouverte notamment de l’Empire des Habsbourg, où on a écrit beaucoup de bêtises. Mais cela a servi en Europe centrale même, du mauvais côté du rideau de fer, à faire revenir cet héritage historique qui était ni l’héritage communiste ni l’héritage hitlérien, et de montrer au contraire les aspects positifs de cette histoire commune que toute cette Europe centrale avait eu sous l’Empire des Habsbourg. Certains ont dérapé, sont tombés dans la nostalgie et ont voulu mythifier l’empire des Habsbourg en disant que c’était formidable et que tout le monde vivait heureux sans conflits, mais il n’empêche que cela a beaucoup servi à la transition de 1989. Cela a aidé en grande partie les intellectuels, mais aussi les sociétés, les mentalités locales, à revenir en Europe.

De nos jours, tout cela s’est effacé parce que tous ces pays, sauf la Croatie, sont entrés dans l’Union européenne. Ils sont revenus dans le centre de l’Europe et ils ont donc moins ce besoin de faire savoir qu’ils appartiennent à l’Europe et si possible à l’Europe occidentale puisqu’ils sont dans l’UE. Leur brevet d’européanité a été conquis très rapidement, et le débat sur la place de l’Europe centrale – à l’ouest, à l’est, au milieu, est-ce un pont ou une île – s’est effacé dans les années 1990 quand le chemin vers l’Union européenne s’est précisé. »

Le livre « Cette Europe qu’on dit centrale » est en cours de traduction en serbe et en hongrois. Il a reçu en 2010 le prix Guizot de l’Académie française.