Brno, ville multiculturelle de l'empire austro-hongrois, où "les prostituées osent parler tchèque"
Les villes multiculturelles dans l'empire des Habsbourg (1880-1914) : tel est le titre de l'ouvrage que vient de publier l'historienne française Catherine Horel aux éditions de l'Université centre-européenne. Parmi la douzaine de villes choisies pour son étude figure Brno, la plus grande ville de Moravie.
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Pourquoi le choix de ces douze villes (Arad, Bratislava, Brno, Chernivtsi, Lviv, Oradea, Rijeka, Sarajevo, Subotica, Timisoara, Trieste et Zagreb) et pourquoi Brno pour ce qui est de l'actuelle Tchéquie ?
Catherine Horel : « Il s'agit d'un vaste ouvrage sur la vie au quotidien d'une société multiculturelle dans le cadre et donc afin d'avoir suffisamment de repères de mesure pour voir comment fonctionne ce multiculturalisme.
Il fallait que la ville soit suffisamment grande pour posséder un certain nombre de marqueurs qui sont selon moi sont des marqueurs du multiculturalisme donc il fallait une une offre scolaire suffisamment importante dans plusieurs langues. Avec notamment un grand Gymnasium, ça c'était important sur le plan de la vie culturelle, il fallait aussi que les habitants de la ville aient à leur disposition plusieurs institutions culturelles à commencer par le théâtre. Donc ça donnait un critère supérieur supplémentaire pour pour choisir la ville.
Pour regarder finement comment les gens vivaient cette société multiculturelle, on a aussi besoin d'un paysage de presse suffisamment important avec de la presse quotidienne là aussi dans toutes les langues de la ville en question.
Je me suis arrêtée à la limite basse de 50 000 habitants et la limite haute était 200 000 habitants parce qu'il y a déjà énormément de travaux sur les grandes villes, sur les grandes capitales de l'Empire, dont évidemment Prague, Vienne ou Budapest, donc ça n'était pas pertinent de choisir ces grandes capitales sur lesquelles il y a déjà beaucoup de travaux. Lviv et Trieste atteignent et dépassent même ce chiffre de 200 000 habitants à la veille de la Deuxième guerre mondiale. »
Et Brno - Brünn puisque vous l'appelez de son nom allemand dans votre ouvrage - n'était pas trop près géographiquement de Vienne ?
« Cela n'a pas du tout d'incidence de ce point de vue. Brno est vraiment intéressante parce qu'elle est à un petit peu plus de 100 000 habitants en 1910 lors du dernier recensement et Brno. C'est d'abord une ville que j'adore donc de toute façon voilà, je dois dire qu'il y a aussi des choix subjectifs ! Il y a des villes qui se sont imposées sur le plan des sources, de l'historiographie, de l'emplacement régional, mais Brno, c'est une histoire d'amour entre Brno et moi donc c'était absolument évident que j'allais la choisir !
La ville a plusieurs caractéristiques qui de toute façon la rendait particulièrement pertinente, davantage que Plzeň par exemple. J'ai hésité longtemps entre les deux et j'ai un ami qui est de Plzeň et qui a été très vexé quand je lui ai dit que finalement j'avais choisi Brno et non Plzeň mais oui donc Brno parce que la société binationale, on va dire tchèque et allemande, est très équilibrée donc on est vraiment dans ce que je voulais montrer.
C'est à dire qu'on est à la fois dans un dynamisme exceptionnel au niveau des marqueurs culturels dont je parlais, que ce soit le théâtre, la presse et le paysage scolaire y est absolument extraordinaire. Les Allemands disaient que Brünn était une Schulstadt donc une ville scolaire et c'est vrai. Donc il y avait tous ces marqueurs qui sont les marqueurs du dynamisme de la société habsbourgeoise de la fin du XIXe siècle mais il y a aussi un énorme conflit.
La ville de Brno est représentative du conflit tchéco-allemand d'une manière assez importante avec ce paradoxe qu'on a souvent dans les villes : on a la ville qui est à l'époque encore dominée par une municipalité à majorité allemande mais la diète de la province, donc la diète de Moravie, est passée aux mains de la majorité tchèque.
Donc là, on a vraiment sur le plan politique sur le plan culturel un laboratoire exceptionnel de l'histoire de l'empire des Habsbourg à la fin du XIXe siècle. »
C'est assez exceptionnel en effet dans votre analyse sur ce milieu scolaire, notamment la concurrence entre établissements en langue tchèque et en langue allemande, la lutte pour obtenir une université et puis des événements violents que vous rappelez dont celui de 1905...
« Oui, la fameuse manifestation du mois d'octobre 1905, tellement fameuse qu'il y a même une composition de Janáček qui se réfère à cette manifestation. Rappelons que Janáček vivait à Brno et qu'il était actif justement dans la vie culturelle, il dirigeait des chorales - dans les deux langues d'ailleurs. Et donc il y a ce conflit énorme qui naît de l'exigence des Tchèques qui veulent une université à Brno, qui serait donc un pendant - il y a beaucoup de patriotisme morave là-dedans aussi.
En fait le territoire est marqué par un patriotisme morave. On a beaucoup dans toutes ces villes une autre grille d'analyse qui est le patriotisme local qu'on appelle très souvent le Landespatriotismus - donc ici la Moravie - mais il y a beaucoup aussi un patriotisme de la ville où les autorités et les habitants ont un attachement très profond pour leur ville qui souvent dépasse le conflit national en fait et qui est un élément supplémentaire dans l'analyse que l'on peut faire de ces villes. »
Vous parlez bien évidemment de la langue dans ces 12 villes de l'empire et des langues qui sont employées. Quelle est la particularité là encore de Brno avec le tchèque d'un côté et l'allemand de l'autre, est-ce que c'est totalement séparé à l'époque ou mélangé ?
« Il y a beaucoup de mélange, ce qui d'ailleurs irrite beaucoup les nationalistes des deux côtés qui voudrait que la population en fait choisissent son camp...»
Vous faites notamment référence à un article de presse dans lequel un journaliste du Brünner Beobachter s'offusque que des prostituées offrent leurs services en tchèque !
« Oui alors ça c'est absolument frappant. Les femmes sont attaquées par les nationalistes parce que elles sont supposément - n'oublions pas qu'elles ont un accès quasi nul à l'enseignement secondaire - considérées comme peu consciente sur le plan national. Alors il y a un préjugé évidemment absolument énorme et il y a ce journaliste qui s'énerve et qui s'énerve aussi dans un autre article que les les femmes vont au marché et sont complètement indifférentes à la langue dans laquelle elles font leurs courses.
Cela veut dire que le type s'est retrouvé sur le marché au chou - le Krautmarkt - et qu'il y a observé les femmes y parlaient indifféremment l'allemand et le tchèque donc les femmes allemandes vont acheter chez les paysannes tchèques qui viennent vendre leur produit des environs immédiats de Brno. Elles parlent avec ces paysannes en tchèque et ça pour un nationaliste allemand c'est absolument scandaleux !
Mais il y a d'autres facteurs de d'échanges linguistiques. Il y a par exemple la question aussi de l'antisémitisme parce qu'il y a un très très fort antisémitisme tchèque. Les journaux satiriques de Brno, les journaux satiriques tchèques sont très violemment antisémites parce qu'ils reprochent aux Juifs d'être plus proche de la langue allemande, plus proche de la population allemande que de la population tchèque. Et du côté allemand on a le même genre d'arguments qui consiste à utiliser la germanophonie des Juifs quand ça arrange et à les exclure quand ça arrange aussi donc il y a par exemple l'association d'étudiants qui veut aller manifester et qui dit 'pour la manifestation, nous accueillerons volontiers l'association juive, mais ça le ne doit pas vouloir dire que les Juifs sont nos égaux'. Quand il s'agit en revanche de faire nombre pour combattre une association tchèque, les Juifs sont les bienvenus... »
https://ceupress.com/book/multicultural-cities-habsburg-empire
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