České Velenice en République tchèque et Gmünd en Autriche : « la frontière dans les têtes »
Muriel Blaive est historienne à l'Institut Ludwig Boltzmann de Vienne. Auteure de ‘Une déstanilisation manquée, Tchécoslovaquie 1956’, elle vient de publier, avec Berthold Molden, du même Institut, une étude de micro-histoire sur les habitants de deux villages frontaliers entre l’Autriche et la République tchèque. ‘La frontière passe au milieu de la rivière, les reflets de l’histoire dans la perception des habitants de Gmünd et de České Velenice’ : c’est le titre complet de ce nouvel ouvrage, présenté le 16 avril dernier au Sénat.
C’est un livre écrit pas deux historiens, vous-même et Berthold Molden, mais il n’y a aucun repère chronologique sur le titre de l’ouvrage. Pour quelle raison ?
« Cette absence de chronologie est partiellement volontaire. Le livre parle de la période communiste et post-communiste mais justement pas à travers une césure en 1989. C’est fait exprès puisque l’on parle des mêmes gens, avant et après 1989, et justement du point de vue de la continuité et non pas de la rupture. »
C’est un travail d’histoire orale, basée essentiellement sur des entretiens réalisés dans ces deux villages, situés d’un côté et de l’autre de la frontière tchéco-autrichienne. Sur quoi portaient ces entretiens ?« Les entretiens portaient sur la vie des gens, sur comment c’était d’habiter à la frontière d’un régime capitaliste, à la frontière du rideau de fer. Et comment le démantèlement de ce rideau de fer a été vécu, comment vit-on à cette frontière aujourd’hui, et comment a évolué leur perception du voisin autrichien. »
Quels sont les enseignements les plus significatifs que vous avez retirés de cette recherche ?
« Les enseignements les plus significatifs sont que ce n’est pas 1948 qui est le point de référence, c’est 1918. C’est-à-dire que tout est déterminé non pas par le rideau de fer ou la Guerre froide ou l’opposition entre capitalisme et communisme, mais par 1918 et l’opposition nationale entre les Autrichiens et les Tchèques, la formation de la Tchécoslovaquie, la victoire historique des Tchèques sur l’Empire autrichien. České Velenice est resté un avant-poste de la ‘tchéquité’ dans la région, si l’on peut dire ainsi, et ça a été vécu comme ça, même après 1945, et je dirais même surtout après 1945, étant donné que le pays avait été occupé par les nazis et étant donné que les Allemands des Sudètes ont été expulsés y compris de la ville de České Velenice. En d’autres termes, cela veut dire que le régime communiste a parfaitement récupéré, suscité, voire instrumentalisé le nationalisme tchèque au profit du régime communiste. La Tchécoslovaquie a vaincu l’Autriche en 1918, et à nouveau en 1945. Et České Velenice était une ville qu’il fallait défendre contre les Autrichiens, et cela a été vécu comme ça y compris sous le régime communiste.Ainsi, le régime a réussi à convaincre les gens de garder la frontière, donc de participer à sa politique non seulement de garde-frontière mais du coup de dénonciation de quiconque qui ne garderait pas la frontière. Ceci a fait entrer les gens dans ces logiques de dénonciation et de répression. Et en fin de compte, et on le voit plus facilement au niveau local qu’au niveau national, c’est que ce sont les gens eux-mêmes qui ont participé à la politique de répression. »
C’est une étude qui va enrichir nos connaissances sur le régime tchécoslovaque…
« C’est une vision d’histoire sociale par opposition à l’histoire politique. Et si l’on regarde cette histoire non pas du point de vue des régimes, du parti, des élites, mais du point de vue de la population, vue d’en bas, de comment cela se passait au niveau micro-historique, on voit que les choses sont beaucoup plus compliquées, que ce ne sont pas les bons contre les méchants, que tout le monde est bon et méchant à la fois, qu’il n’y a pas que des motifs méprisables dans le comportement des gens, que même la dénonciation parfois a ses raisons qui aujourd’hui nous paraissent mauvaises, mais qui à l’époque ne paraissaient pas si mauvaises. En tout cas, c’est plus compliqué que ce que l’on dit. Surtout, on voit bien que ce sont les mêmes gens avant 1989 et aujourd’hui. Or, avant 1989, le régime était très dur dans cette ville, puisque c’était une ville frontière, donc très surveillée et très policée. Et aujourd’hui ce sont des gens qui sont très agréables. Et pourtant ce sont les mêmes gens, et avant 1989 ils étaient tous détestables. On voit aussi qu’il y a une logique de ce régime dans le comportement des gens. »
Est-ce difficile de faire parler les gens de cette période ?
« Oui, c’est difficile, surtout de les faire parler de la collaboration, parce que les gens ne veulent pas donner l’impression qu’ils sont eux-mêmes délateurs. Ils ne veulent pas dénoncer les choses telles qu’elles étaient, donc ils gardent le silence. C’est à la fois pour ne pas se comporter comme on se comportait sous le communisme mais aussi pour ne pas se dénoncer eux-mêmes parce qu’ils ont tous participé à ce régime. Mais à partir du moment où ils admettent que vous n’êtes pas là pour profiter d’eux ou les salir, mais pour comprendre comment cela se passait, les gens commencent à parler. »C’est un livre miroir puisqu’il y a une partie sur l’autre côté de la frontière, sur le village de Gmünd, qui a été écrite par votre collègue Berthold Molden. Pouvez-vous nous parler de son travail ?
« Berthold Molden n’avait pas d’intérêt à écrire l’histoire au quotidien du communisme. Mais ce qui l’intéressait, c’était la mémoire de la Guerre froide, dans une ville que les Autrichiens appellent parfois le Berlin de la région de Waldviertel, parce que les villes de Gmünd et de České Velenice avant 1918 ne formaient qu’une seule ville. Et elle a été coupée en deux par la nouvelle frontière. Son idée à lui était de voir si les gens s’étaient perçus eux-mêmes comme participant à l’histoire de la Guerre froide. Et ce qu’il a trouvé, c’est que la Guerre froide était quelque chose d’assez éloigné, de quelque chose d’abstrait, plutôt à Berlin, où les gens ne se reconnaissaient pas vraiment.Mais par contre, ce qu’il a trouvé sans chercher, c’est une longue mémoire du nazisme dans cette région, une mémoire du nazisme qui n’est pas tellement digérée ou retravaillée, où les gens ne sont pas prêts à réfléchir sur leur passé. On reste dans les vieux clichés, que l’Autriche est martyre des méchants Tchèques, qu’il est totalement incompréhensible de savoir pourquoi les Allemands des Sudètes ont été expulsés en 1945, que c’est d’une méchanceté sans nom…On est toujours dans un esprit très revanchard envers les Tchèques. »
Pour terminer, la couverture de votre ouvrage est une photo d’une série de bustes disposés les uns derrière les autres dans un grand champ. Qu’est-ce que cette photo, pourquoi l’avez-vous choisie et qu’exprime-t-elle ?
« C’est une photo d’Abbé Libanský qui s’appelle ‘La frontière dans les têtes’ et ce sont des bustes d’Edvard Beneš, donc le président qui a le plus promulgué l’expulsion des Allemands des Sudètes. En mettant cette lignée de bustes en rase compagne, dans un champ, il entendait représenter la frontière symbolique qui reste entre les Tchèques et les Autrichiens. Il n’y a plus de frontière, les deux pays sont dans Schengen, mais Beneš reste comme un symbole de la division entre les deux peuples. »