Anne Aghion : « Mon film a eu un effet thérapeutique sur les victimes qui ne se sentent pas oubliées »
Le festival du film sur les droits de l’homme, One World, s’est achevé jeudi dernier. Parmi les films projetés à cette douzième édition, Mon voisin, mon tueur, de la réalisatrice franco-américaine Anne Aghion. Pendant dix ans, elle tourné au Rwanda, dans un village en particulier, sur les conséquences du génocide de 1994 et sur le lent et difficile processus de cohabitation entre les victimes et les bourreaux d’hier. Comment vivre à côté de l’assassin de ses enfants ? Comment réinsérer dans la communauté les bourreaux d’hier ? Comment reconstruire une société divisée où les blessures sont encore à vif ? Comment éviter qu’une telle tragédie ne se reproduise ? Telles sont les questions qu’affrontent depuis quelques années Hutus et Tutsis, et auxquelles les tribunaux appelés Gacaca tentent, par une forme de justice particulière, de répondre.
Qui condense les trois ?
« Voilà. On peut dire ça comme ça. »
Avez-vous l’intention de retourner au Rwanda pour filmer ?
Ces tribunaux spéciaux que vous évoquez dans vos films, ce sont les Gacaca. Pouvez-vous nous rappeler de quoi il s’agit et ce que signifie le mot Gacaca ?
« En fait ‘acaca’ veut dire ‘herbe’. Donc les ‘gacaca’, ça veut dire ‘la justice sur l’herbe’. C’est la traduction du mot. Maintenant, qu’est-ce que ça veut dire ? En fait, les Rwandais ont mis en place un système qu’ils ont basé sur un système traditionnel de résolution de conflit. Mais les anthropologues juridiques vous diront que, quand on prend un système traditionnel et qu’on en fait une loi, ce n’est plus un système traditionnel. Ils ont donc décidé de mettre en place une loi qu’ils ont appelée ‘Gacaca’, une loi très compliquée qui a beaucoup évolué au fil de années et qui prévoit que les gens accusés de génocide au Rwanda, s’ils avouent leur crime et que leurs aveux sont acceptés, bénéficient d’une remise de peine susbtantielle. Et qu’ils puissent même purger une partie de leur sentence grâce à des travaux d’intérêt général. »Donc ça veut dire que leurs aveux soient acceptés par les victimes et par les juges ?
« Oui, c’est ça. Pour remettre les choses dans leur contexte, il faut se rappeler qu’il y a eu plus de 800 000 morts au Rwanda, sur un pays de 8 à 9 millions d’habitants aujourd’hui. Il y a environ 1 million de personnes qui ont été jugées par les Gacaca en cinq ans. Le génocide ne s’est pas déroulé de façon uniforme dans le pays et les Gacaca ne se déroulent pas non plus de façon uniforme. Les juges sont des gens comme vous et moi, certains n’ont pas plus qu’une éducation primaire, certains ont été formés extrêmement rapidement pour juger leurs concitoyens. Donc, tout cela est très inégal. »
Ces Gacaca coexistent avec le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, qui est encore une autre instance de justice...« Il y a en fait quatre instances différentes de jugement des crimes de génocide au Rwanda. Il y a la justice normale rwandaise, c’est-à-dire des tribunaux pénaux normaux qui sont aujourd’hui censés juger les gens de première catégorie, donc considérés comme des dirigeants, mais arrêtés au Rwanda. Le Tribunal Pénal International, c’est pour les gros planificateurs, mais qui ont été arrêtés à l’étranger. Ensuite il y a les Gacaca. Et enfin, il y a une quatrième juridiction : la compétence universelle appliquée par certains pays comme la Belgique et qui permet théoriquement de juger des gens accusés de génocide arrêtés dans les pays en question. »
Quand vous avez filmé ces Gacaca, c’est évidemment un face-à-face qui est terrible entre les victimes et les bourreaux... Est-ce que du côté des accusés, il y a du remords, une prise de conscience ?« Je dirais qu’il y a assez peu de remords. La culture rwandaise veut qu’on ne partage pas ses émotions... »
C’est presque un paradoxe alors d’avoir organisé ces tribunaux en plein jour, en plein public et en plein air...
« Absolument ! On n’est pas censé montrer ses émotions. Ça veut dire qu’on n’est pas censé pleurer. Du côté des victimes, des rescapés, on n’est pas censé montrer sa douleur etc. Je pense qu’il y a un peu la même chose pour les gens qui ont participé au génocide. Je ne cherche pas à excuser quoi que ce soit. Effectivement il n’y a pas de remords, mais c’est aussi une façon pour eux de se protéger de leurs propres émotions. Je dis toujours des choses très compliquées et terribles à dire : c’est très facile pour nous de s’identifier aux victimes, ce n’est pas du tout facile pour nous de s’identifier aux tueurs. C’est très compliqué d’imaginer la douleur que ça peut représenter pour eux d’être confrontés à leurs actes. J’imagine qu’il y a besoin d’une distance par rapport aux émotions. »
Les victimes vous ont-elles dit que ça les soulageait d’entendre certaines choses ? Parce qu’il y a quand même des choses qui sont dites au cours de ces Gacaca...« Ça dépend. Tout ce processus est très compliqué parce que ce n’est pas tout blanc ou tout noir. Ce processus a rouvert des blessures auxquelles les gens ne voudraient pas se confronter. Mais dans certains cas, ça les soulage. »
Cela s’incarne d’ailleurs dans un cas particulier : vous filmez ces femmes Hutus, mariées à des Tutsis dont les maris ont été massacrés par des Hutus. Quand vous disiez que ce n’est pas dans la tradition rwandaise d’exprimer ses sentiments, quels ont été vos moyens pour mettre ces personnes en confiance ? D’autant qu’il y avait le problème de la barrière de la langue...
« J’ai travaillé avec les mêmes collaborateurs quasiment depuis le début. J’avais plusieurs traducteurs dont un principal, un interprète rwandais. J’ai choisi les gens non pas parce qu’ils étaient bon traducteurs mais parce qu’ils avaient un bon contact avec les gens. On a passé tellement de temps là, on est revenu tellement souvent voir les mêmes gens qu’à un moment, je suis un peu devenue membre de la famille. Ils me disaient : tu as grossi, tu as bonne mine... Personne n’a passé autant de temps à revenir sur une même colline. Près de dix ans c’est énorme. »Le Rwanda, on en a pas mal parlé ces derniers temps. Le 25 février dernier, le président français Nicolas Sarkozy est allé au Rwanda. En lien avec le rôle joué par la France par rapport au génocide, il a parlé d’« erreurs » commises, il a parlé de « forme d’aveuglement de la France » à l’époque, mais pas d’excuses. Pour vous, c’est déjà beaucoup ou encore trop peu ?
« C’est difficile... Comment dire ? Je pense que c’est bien, je pense qu’il faut commencer quelque part. Il y a peut-être des gens qui attendaient des excuses aujourd’hui. Mais de la même façon qu’avec les gens, ce sont des processus très longs d’arriver à admettre, à reconnaître, à voir, à entendre les choses, c’est la même chose dans ce cas précis. Il faut du temps. »Ce film, Mon voisin, mon tueur, vous l’avez montré au Rwanda ? Aux personnes concernées ?
« Oui, absolument. Ils l’ont vu. »
Quelles ont été leurs réactions ?
« Je crois qu’ils sont très contents que le film existe. Ce n’est pas facile pour eux de le voir. Ils sont très contents d’y avoir participé. J’ai fait une projection officielle à Kigali en décembre. J’ai invité quelques personnes du village, de la colline, à venir. Ils ont vraiment pris la mesure de ce à quoi ils avaient participé. A chaque fois, j’ai aussi montré le film sur la colline, mais là ce n’est pas pareil. Mais il y a un jeune homme, un rescapé, qui a été secrétaire des Gacaca, qui prenait des notes dans des petits cahiers d’écolier où sont enregistrées les minutes des procès, à la main, et après la projection il m’a dit : ‘C’est formidable, nos cahiers peuvent être brûlés, déchirés, ils peuvent disparaître mais le film ne peut pas disparaître et l’histoire de la colline est racontée.’ »Avez-vous l’impression que ce film participe de ce processus de guérison, de réconcialiation ?
« Absolument. Mais je n’aime pas du tout le mot ‘réconciliation’. C’est un mot qui en demande trop. Ce qu’on a aujourd’hui, c’est de la coexistence pacifique au Rwanda et c’est déjà beaucoup. Mais oui, je pense qu’à tous les stades du processus, le film a joué un rôle. Le fait de filmer a fait que les gens se sont posés des questions qu’ils ne seraient pas posées, qu’ils ont utilisé la caméra comme médiatrice pour dire des choses qu’ils n’auraient pas dites. Et aujourd’hui, le fait que le film soit montré a aussi un effet thérapeutique, parce qu’ils ont l’impression qu’ils ne sont pas oubliés. »
Avez-vous l’intention de retourner au Rwanda pour filmer ?
« Non, j’ai fini de filmer. La boucle est bouclée. En tout cas pour l’instant. Sinon, retourner au Rwanda, oui. J’essaye de mettre en place aujourd’hui une série de projection de ciné-mobile à travers le pays pour montrer le film et démarrer des groupes de discussion. Il faut savoir que les Gacaca vont bientôt s’arrêter. Elles devaient déjà l’être, mais ça continue encore un peu. Donc l’espace de parole qui existe aujourd’hui grâce à elles, toutes les semaines, malgré les problèmes, cet espace va disparaître. L’idée c’est d’utiliser le film pour continuer ça. Sachant que le deuxième film que j’avais fait, je l’avais montré à des prisonniers. Il y a 40 000 prisonniers dans les prisons et dans les camps de rééducation. Le deuxième film était spécifiquement sur l’impact du retour d’un prisonnier sur le village de la colline. Le deuxième a donc été montré dans ce contexte-là pour que les prisonniers en instance de retour sachent à quoi ils allaient être confrontés. Et j’essaye de mettre aussi en place un ciné-mobile au Cambodge. L’idée, c’est de le montrer au Cambodge ou dans d’autres sociétés en transition, qui ont vécu ce type de situation, qui peuvent s’identifier avec ce qu’ils voient à l’écran sans se mettre en danger directement psychologiquement parce que c’est leur histoire. »