La Bohême, source spirituelle de l’Union européenne ?
En cette veille de présidence tchèque de l’UE, il est nécessaire de rendre hommage à Georges de Poděbrady, roi de Bohême au XVe siècle, mais aussi auteur d’un projet détaillé d’union des puissances chrétiennes d’Europe. A cette occasion, est sorti récemment un livre retraçant l’histoire de ce projet : « De la Bohême jusqu’à Compostelle : aux sources de l’idée d’union européenne », aux éditions Atlantica. Nous recevons aujourd’hui Martin Nejedlý, professeur d’histoire médiévale à l’Université Charles de Prague, et auteur de la préface du livre.
« Si on lit attentivement tout le texte, on s’aperçoit que la lutte contre les Turcs n’est un projet ni premier ni principal dans son projet. Ce qu’il visait vraiment, c’était la coexistence pacifique des pays chrétiens, mais il essayait aussi d’établir une base susceptible de régler les conflits même avec les Turcs. »
En fait, en matière de paix, le projet du roi de Bohême apparaît particulièrement précurseur puisqu’il prévoit un arbitrage et des sanctions internationales avec possibilité d’intervention armée. L’ONU concrétisera cette pensée visionnaire six siècles après. Mais nous reviendrons sur les aspects modernistes du projet de Poděbrady.
Car le texte n’est pas dénué d’une ambiguïté, qui est étroitement liée au contexte de la Bohême à l’époque. Georges de Poděbrady rédige son texte en 1463. Encore avant, le pape Pie II a déclaré la rupture avec le royaume de Bohême en dénonçant les Compactas. Ce que Georges de Poděbrady craint donc avant tout, c’est une nouvelle croisade, sous l’égide du pape, des puissances chrétiennes d’Europe contre le royaume « hérétique », ce ne serait pas la première depuis les guerres hussites.
Mais ce que souhaite préserver le roi, c’est aussi cette coexistence religieuse entre catholiques et hussites, qui fait de la Bohême une pionnière en matière de tolérance religieuse. Ecrit environ un an après la rupture pontificale, le projet de Georges de Poděbrady ne ménage pas le vicaire de Rome. Le texte suit une logique géostratégique que l’on peut résumer ainsi : alliance avec le royaume le plus puissant d’Europe, celui de France et affaiblissement de la papauté.
Explicitement, Georges de Poděbrady a réorganisé la structure traditionnelle des Nations de l’Occident médiéval, en renommant la Romaine l’Italienne et en la faisant passer de la première à la troisième position. Le pouvoir pontifical est directement visé. La Nation Gallicane, en revanche, prend la première position…
« Georges de Poděbrady était évidemment un politicien pragmatique. S’il a insisté tellement sur le rôle de la nation Gallica, donc du royaume de France, c’est parce qu’il a voulu que son projet soit adopté par le roi de France Louis XI mais j’y verrais aussi le rôle de son conseiller Antonio Marini, de Grenoble, Français. »
« Paradoxalement, le royaume de Bohême ou la nation tchèque ne sont pas explicitement mentionnés et sont inclus dans Germania. Ce n’était pas l’Allemagne au sens actuel du terme mais l’Europe centrale pour employer un terme anachronique. Et Georges de Poděbrady comptait jouer un rôle important dans cette Germania. »
Une carte de l’Europe datant du XVIe siècle, que l’on doit à un certain Johannes Putsch, résume bien l’Europe de Georges de Poděbrady. L’Europe est représentée sous l’aspect d’une femme, dont la France est la tête et la Bohême le médaillon qui orne son vêtement. On peut y lire la légende suivante : « la Bohême est comme une broche pendue à la chaîne de lq région rhénane, semblable à une tresse d’or, à travers le Rhin et la Forêt Noire. »Il serait pourtant faux d’analyser le projet du roi de Bohême sous l’angle du court terme uniquement. Car le texte est visionnaire en ce qu’il propose une idée politique de l’Europe. Ce faisant, il proclame la fin des universalismes, celui du pape, comme celui de l’Empereur germanique, réduit à un roi parmi les autres.
« On peut considérer Georges de Podbrady comme un roi qui fait la transition entre le Moyen-Age et la Renaissance mais ce qu’il le différencie vraiment, c’est qu’il ne s’est pas contenté d’élaborer un projet de coexistence mais qu’il a mis aussi en place une politique volontaire et une diplomatie ambitieuse. Et là, j’y verrais quelques chose de très moderne car ce ne sera. Il faudra attendre le XVIIIe-XIXe siècle pour que les hommes politiques tentent de mettre en pratique et pas seulement de formuler des plans similaires. »Malgré de nombreuses ambassades et contacts entre les cours de France et de Bohême, le projet, si précisément élaboré, ne verra pas le jour, Louis XI jouant un temps le jeu pour taquiner le pape, mais n’étant pas pour autant prêt à voir rognée sa souveraineté. Car le projet va très loin et ne se limite pas à une organisation institutionnelle avec Parlement et Cour de Justice. Il prévoit une véritable intégration, encore plus ambitieuse, par certains aspects, que notre Union Européenne actuelle :
« Ce projet était trop visionnaire. Louis XI et ses conseillers avaient peur que cela puisse entraîner le royaume de France trop loin. Battre une monnaie commune, délégation, par les Etats, de certains pouvoirs régaliens comme déclarer la guerre, il y avait aussi l’idée de contribution financière au sein de l’union et même de régulation des prix des denrées alimentaires. Aujourd’hui, cette dernière mesure rencontrerait de nombreux obstacles alors on imagine au XVe siècle. »« Georges de Poděbrady comptait sur le fait que d’autres pays seraient incorporés dans l’union. Je pense que, comme première phase, il pensait à une Europe qui s’arrêterait aux frontières de la Pologne et de la Hongrie, qui, à l’époque, allaient beaucoup plus à l’est qu’aujourd’hui. »
Selon Martin Nejedlý, le legs que doit aujourd’hui l’Europe aux idées du roi tchèque n’est pas assez reconnu. Si les textes européens le mentionnent, ce n’est qu’en tant qu’un parmi d’autres. Et d’espérer, non sans une certaine appréhension, que la présidence tchèque de l’UE y changera quelque chose. De même, les nombreux contacts entre Georges de Poděbrady et Louis XI démontrent que le socle de l’amitié franco-tchèque est solide et ancien.