Il y a 600 ans naissait Georges de Poděbrady, auteur d’un projet d’Union européenne avant l’heure
Alors que certains oiseaux de mauvais augure veulent voir dans l’actuelle crise sanitaire le début de la fin de l’Union européenne, peut-être n’est-il pas inutile de se plonger dans le passé pour rappeler qu’au XVe siècle, un vaste et ambitieux projet d’union des pays d’Europe a déjà vu le jour, et précisément au sortir d’une époque particulièrement troublées des guerres de religion. Son initiateur : le roi de Bohême Georges de Poděbrady, né le 23 avril 1420, soit il y a exactement 600 ans.
C’est à l’âge de 38 ans, en 1458, que Georges de Poděbrady prend le pouvoir en Bohême, après la mort d’un roi mineur, Ladislav le Posthume qui meurt à 17 ans après un règne express. Mais ce fils d’un noble tchèque n’est de loin pas un inconnu sorti de nulle part : comme son père, il fait partie des utraquistes, une branche modérée du mouvement réformateur de Bohême initié par le prédicateur Jan Hus. A l’âge de 14 ans, Georges de Poděbrady prend part à la bataille de Lipany en 1434 qui voit la défaite de ce parti radical en faveur des hussites modérés. Plus tard, en tant que leader des hussites, il met en déroute les armées impériales et catholiques. La Bohême est alors terre hérétique, divisée entre deux camps irréconciliables.
Lorsqu’il prend le pouvoir officiel en 1458, via une élection, Georges de Poděbrady gouverne en réalité, de facto, le pays depuis dix ans, après avoir conquis Prague à la tête des troupes hussites et avoir été nommé régent. Le jour du couronnement, le 2 mars 1458, Georges de Poděbrady doit prononcer un serment l’engageant à renoncer à ses positions utraquistes pour passer au catholicisme. Il n’en fait rien et devient le roi d’un double peuple - hussite et catholique, en s’appuyant sur ce qu’on appelle les « Compactata. Signés à Bâle en 1436, ces accords reconnaissent l’existence de ces deux peuples en Bohême mais c’est Georges de Poděbrady qui tente le premier d'organiser sur cette base une coexistence pacifique entre les catholiques et les utraquistes dans le royaume.C’est aussi dans ce contexte que naît cette idée – folle peut-être pour l’époque, mais sans doute visionnaire à nos yeux contemporains – de créer une union des puissances chrétiennes d’Europe. Longtemps vu sous le prisme d’un projet d’alliance pour lutter contre les Turcs qui se trouvent aux portes de l’Europe, le texte rédigé en 1463 est bien plus lié au contexte religieux de la Bohême à l’époque. Le roi de Bohême craint alors une nouvelle croisade catholique contre son royaume, alors que le pape d’alors a dénoncé les Compactata un an auparavant.
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Ancien élève de Jacques Le Goff, Martin Nejedlý est aujourd'hui un médiéviste de renom en République tchèque et professeur d’histoire médiévale à l’université Charles de Prague. En 2009, il était revenu sur les motivations du roi de Bohême au micro de RPI :
« A l’issue des guerres hussites, le royaume de Bohême avait déjà adopté les deux religions coexistantes, catholique et utraquiste et pour garder cette spécificité, il avait besoin d’une grande offensive diplomatique. Il était en conflit avec le pape et il tenait à montrer que le royaume de Bohême n’était pas hérétique et que son souci premier était la paix universelle et, éventuellement, la lutte contre l’invasion turque. L’ambiance de tolérance relative qui règne en Bohême dans les années 1460 ou pour la première fois coexistent en Europe deux religions chrétiennes, favorisait aussi un statut de Juif qui ne serait pas vraiment ressenti comme parias, même si les Juifs comme partie spécifique ne sont pas mentionnés dans le projet. »
C’est au roi de France que Georges de Poděbrady propose ce projet : habile souverain et stratège, il espère s’allier l’Etat le plus puissant d’Europe, et affaiblir de fait la papauté.
« Georges de Poděbrady était évidemment un politicien pragmatique. S’il a insisté tellement sur le rôle de la nation Gallica, donc du royaume de France, c’est parce qu’il a voulu que son projet soit adopté par le roi de France Louis XI mais j’y verrais aussi le rôle de son conseiller Antonio Marini, de Grenoble, un Français. »
Le roi de Bohême veut à tout prix préserver la coexistence entre catholiques et hussites : son royaume est précurseur en matière de tolérance religieuse et il craint de nouvelles guerres mettant à sac durablement le pays. Le projet de Georges de Poděbrady, censé garantir une paix des nations chrétiennes, prévoit de restructurer l’Occident médiéval en de plus grands ensembles : Gallica, Germania et enfin Romania, en troisième position. Le pouvoir pontifical est directement visé. La nation dite Gallica, le royaume de France, en revanche, prend la première position…« Paradoxalement, le royaume de Bohême ou la nation tchèque ne sont pas explicitement mentionnés et sont inclus dans Germania. Ce n’était pas l’Allemagne au sens actuel du terme mais l’Europe centrale pour employer un terme anachronique. Et Georges de Poděbrady comptait jouer un rôle important dans cette Germania. »
Cette union potentielle de royaumes chrétiens est extrêmement élaborée et sonne familièrement à nos oreilles contemporaines : doté d’une assemblée permanente et d’une cour internationale de justice, le projet comprenait aussi entre autres les principes d’une monnaie commune (coucou l’euro !), d'une assistance mutuelle automatique, d'un arbitrage international avec possibilité d’intervention armée ce qui sera d’ailleurs mis en place six siècles plus tard par l’ONU. L’ambassade envoyée auprès de la cour du roi de France Louis XI est accueillie et écoutée, mais, malheureusement il n’y aura pas de suite au projet qui était sans doute trop en avance sur son temps, comme le constate Martin Nejedlý :« Ce projet était trop visionnaire. Louis XI et ses conseillers avaient peur que cela puisse entraîner le royaume de France trop loin. Battre une monnaie commune, délégation, par les Etats, de certains pouvoirs régaliens comme déclarer la guerre, mais aussi l’idée de contribution financière au sein de l’union et même de régulation des prix des denrées alimentaires. Aujourd’hui, cette dernière mesure rencontrerait de nombreux obstacles alors on imagine au XVe siècle. »
« Georges de Poděbrady comptait sur le fait que d’autres pays seraient incorporés à l’union. Je pense que, comme première phase, il pensait à une Europe qui s’arrêterait aux frontières de la Pologne et de la Hongrie, qui, à l’époque, allaient beaucoup plus à l’est qu’aujourd’hui. »
Tous les autres efforts du roi de Bohême pour conclure la paix avec le pouvoir papal s’avéreront également un échec, même si son royaume échappe à une nouvelle croisade.Mais il s’aliène les partisans de Rome dans son propre pays et même s’il les bat en 1467, c’est un roi excommunié par le pape un an auparavant qui doit faire face dans la foulée à un nouvel ennemi, un allié d’antan : le roi de Hongrie Mathias Corvin qui parvient à conquérir la Moravie et la Silésie. Les victoires ultérieures de Georges de Poděbrady conduisent à une trêve entre les deux souverains mais, sa mort le 22 mars 1471 relance un conflit interne, cette fois-ci pour sa succession.