Difficile amour entre les Tchèques et Milan Kundera
A la veille de la fête nationale du 28 octobre, l'écrivain Milan Kundera a obtenu le Prix national de la littérature, pour la première publication de son roman L'Insoutenable légèreté de l'être dans sa langue maternelle. L'événement a donné lieu à la publication dans la presse tchèque de toute une série de confessions et d'articles consacrés au « phénomène Kundera ».
Lorsque Milan Kundera, qui vit dès la moitié des années 1970 en France, se rend dans son pays d'origine, il ne le fait qu'en catimini. Il n'est donc guère étonnant qu'il ne soit pas venu à Prague pour assister à la cérémonie de la remise du Prix national de la littérature. Tout comme il n'était pas d'ailleurs présent à celle qui s'était déroulée douze ans auparavant au Château de Prague, se faisant remplacer pas sa femme Vera, et lors de laquelle le président Vaclav Havel l'avait décoré de la médaille du mérite. Après s'être excusé pour cause de problèmes de santé, l'écrivain a pourtant été cette fois-ci présent en quelque sorte à la fête, car l'auditoire a pu entendre un enregistrement sonore de son message, dont l'intégralité a été en outre diffusée par la radio et la télévision et publiée par une grande partie de la presse.
Quelques jours après la cérémonie en question, le supplément culturel du quotidien Lidove noviny a cédé la parole à deux écrivains liés d'amitié avec Milan Kundera et qui ont leurs racines, tout comme lui, à Brno, la métropole morave. Jan Trefulka :
« Enfin, Milan Kundera a obtenu un prix national. On ne pouvait plus passer sous silence le fait que depuis des années, il soit l'écrivain tchèque le plus lu et le plus apprécié, même si ses derniers ouvrages sont écrits en français. Jusque-là, les critiques et certains auteurs de notre pays qui étudient et analysent la littérature contemporaine tchèque faisaient presque comme si Kundera n'existait pas ».
Selon Trefulka, une tension intérieure constitue un des principaux attraits des romans de Kundera pour les lecteurs qui se recrutent, comme on le sait, dans le monde entier. Tension qui ne résulte pas du caractère dramatique de l'histoire racontée, mais « d'un dévoilement conséquent et impitoyablement précis des motifs on ne peut plus intimes des actes des héros, qu'ils soient généreusement altruistes ou purement égoïstes. »
Pour un autre homme de lettres, Milan Uhde, Milan Kundera est un perfectionniste parmi les écrivains. A la question de savoir en quoi réside le trait littéraire spécifique de sa création, il répond : « Dans ses proses, Kundera a renoué non pas avec les grandes traditions communément ancrées des romans sentimentaux du XIXe siècle, mais avec les qualités tout aussi grandes mais un peu oubliées des romanciers du XVIIIe siècle, dont l'humour dépourvu de sentimentalité et la distance. Fidèle à leur esprit, il a conçu ses romans comme un jeu se déroulant devant le lecteur et avec le lecteur, auquel il adresse des monologues essayistes. »
Milan Uhde met en relief encore une autre qualité typique de Kundera:
« Il refuse d'obéir au dictat des médias et d'offrir sa vie privée comme un outil servant à la promotion de son oeuvre. Il n'agit pas à l'image d'une partie écrasante des auteurs mondiaux qui se présentent devant le public en tant que sujets qui finissent par devenir, tant bien que mal, beaucoup plus attrayants que tout ce qu'ils ont écrits. Et, finalement : il défend le vieux principe qui veut que l'écrivain soit le propriétaire de son oeuvre et qu'il ait le droit inaliénable d'en décider même après sa publication, aussi étrange que cela puisse paraître. Milan Kundera estime que la création d'un écrivain n'appartient ni à la société ni à la nation, mais avant tout à son créateur ».
Que signifie pour vous Milan Kundera ? Récemment, le quotidien Pravo a posé la question à plusieurs personnalités du monde des lettres. Pavel Brycz, jeune prosateur, lauréat 2004 du Prix national de la littérature :
« Pour moi, il signifie d'abord le souvenir d'une nuit dans un campus que j'ai passée en compagnie du roman L'Insoutenable légèreté de l'être, diffusé alors en samizdat. J'ai été ensuite subjugué par un conte des Risibles amours au point que Kundera est devenu l'un de mes auteurs modèles...Lorsque, pendant mes études, beaucoup d'intellectuels tchèques le critiquaient, je le défendais. Je suis très heureux qu'il ait reçu ce prix ».
Sunbee You est traductrice sud-coréenne :
« Les livres de Kundera qui sont dotés d'un niveau littéraire élevé et d'un style unique ont été traduits chez nous par mon professeur et c'est ainsi que j'ai pu en faire connaissance. Grâce à Kundera les gens en Corée s'intéressent à la vie en Tchéquie. Pour nous autres Coréens, il a donc non seulement une importance littéraire, mais il nous introduit dans la littérature tchèque et dans le pays ».
Pravo a donné la parole, aussi, à l'écrivain Vladimir Körner, lauréat du Prix national de la littérature de l'année écoulée.
« Milan Kundera dont j'ai suivi les cours à la FAMU, l'Ecole supérieure de cinéma, est un homme élégant, cultivé et généreux. Pour moi, il est le premier parmi les Européens...Je considère qu'il est déplorable qu'il reçoive cette distinction si tardivement ».
Milan Kundera a écrit ses derniers romans, La Lenteur, L'Identité et L'Ignorance, en français. Comme il ne semble pas vouloir les traduire en tchèque et encore moins permettre à quelqu'un d'autre de le faire, le privilège de connaître ces ouvrages n'appartient qu'à ceux qui maîtrisent le français ou une autre langue mondiale. Les autres lecteurs tchèques potentiels restent sur leur faim.
Les romans français de Kundera devraient-il être traduits en tchèque ? s'interroge la dernière édition de l'hebdomadaire Respekt. Dans les réponses retenues, un non, nuancé, est presque similaire. Pour la traductrice Anna Kareninova, la façon de poser ainsi la question est « brutale »:
« Naturellement, il serait bon d'avoir l'ensemble des livres de Milan Kundera en tchèque... Mais la Tchéquie n'a pas le droit de s'approprier une oeuvre du simple fait qu'une partie de cette oeuvre ait été écrite en tchèque. Le constat que Kundera ne veut pas 'laisser traduire' ses livres en tchèque à l'instar d'autres langues, témoigne plutôt de l'importance qu'il attribue à la version tchèque de son oeuvre. »
Miroslav Balastik, rédacteur en chef de la revue littéraire Host, estime que la question devrait être posée à Kundera lui-même, et non pas aux lecteurs. Ces derniers sont censés respecter le droit de l'auteur de dire quand, où et sous quelle forme ses livres seront publiés. Il dit :
« Il va de soi que j'aimerais lire les livres de Kundera en tchèque. Mais traduits par lui-même, sinon ce serait les livres d'un autre. Et ceux-là existent déjà en anglais, par exemple ».
Le critique littéraire Jiri Travnicek rappelle que non seulement les livres écrits en français, mais aussi les livres La vie est ailleurs et le Livre du rire et de l'oubli, donc ceux écrits en tchèque, ne sont pas encore parus dans le pays. Et de constater que beaucoup de gens à l'étranger ont du mal à comprendre cette « spécificité kunderienne nationale ». Pour lui, il y a donc d'abord lieu de publier en Tchéquie les deux oeuvres mentionnées. A propos des traductions, il dit :
« Je suis entièrement pour. Mais je serais assez gêné s'il y avait un autre traducteur que Milan Kundera lui-même ».