Sony Labou Tansi, artisan de l'émancipation du théâtre africain
Dans le cadre du festival « Afrique en création ou Nous sommes tous des Africains », un hommage a été rendu à Sony Labou Tansi, figure de prou des lettres africaines de la seconde moitié du XXe siècle. A l'occasion d'un débat à l'Institut français de Prague, trois personnalités ayant connu Sony Labou Tansi et collaboré avec lui ont été invitées: Marie-Leontine Tsibinda, actrice et femme de lettres, Monique Blin, fondatrice du festival de la Francophonie de Limoges, et Caya Makhélé, auteur et éditeur. Nous avons déjà interrogé ce dernier dans notre dernière émission, où il avait été surtout question de l'oeuvre littéraire de Sony Labou Tansi. Cette fois, nous parlerons avec Marie-Léontine Tsibinda et Monique Blin du théâtre de Sony Labou Tansi et évoquerons notamment le célèbre ensemble Le Rocado Zulu Théâtre de Brazzaville, que Sony a modelé à son image et pour lequel il a beaucoup écrit.
La vie de Sony Labou Tansi est limitée par les dates 1947 et 1995. Vers la fin des années soixante-dix, il est devenu directeur et metteur en scène du Rocado Zulu Théâtre auquel il a donné le meilleur de son talent. Marie-Léontine Tsibinda évoque ces années pleines d'impulsions et inspirations nouvelles :
« Le Rocado Zulu Théâtre était une troupe créée par Sony Labou Tansi au début de 1977. Sony avait un problème parce qu'il n'y avait pas beaucoup de filles dans la troupe. A l'époque, on pensait au Congo qu'une fille qui faisait du théâtre, une fille qui chantait, était une fille perdue. Et moi, j'ai accepté d'être une fille perdue parce que j'ai adhéré au Rocado Zulu Théâtre. Et je ne le regrette pas parce que ce fut une rencontre merveilleuse avec un auteur merveilleux, Sony Labou Tansi, et les autres comédiens. C'étaient des gens qui n'avaient jamais fait d'études d'art dramatique, mais leur amour du théâtre et de la vie était si communicatif que quand la troupe de Sony présentait une pièce, c'était tout Brazzaville qui venait à la rencontre. C'était la joie et la fête. Ce n'était pas seulement le théâtre avec la musique et le tam-tam, mais c'était le mot, le rêve, la gestuelle. C'est quelque chose d'inoubliable. »
Pouvez-vous parler du répertoire de ce théâtre ? Y avait-il beaucoup de pièces de Sony Labou Tansi ?
« Oui, il y en avait beaucoup. Comme vous savez, Sony était un auteur dramatique. La plupart des pièces qu'on jouait étaient d'abord des pièces collectives mais dirigées par Sony. Et, ensuite, il y a eu uniquement des créations de Sony Labou Tansi. Dans la mise en scène Sony était assisté par des metteurs en scène comme Daniel Mesguich, Pierre Vial de France et d'autres. »
Dans quelles salles, pour quel genre de public avez-vous joué ?
« Quand on entendait parler du Rocado Zulu Théâtre de Sony Labou Tansi, c'était l'effervescence et c'est tout Brazzaville qui venait au théâtre. Mais quand nous sommes allés en France et plus tard aussi en Italie, c'était la même fête et le théâtre devenait une fête où les gens se rencontraient pour partager, pour bâtir un monde nouveau, parce qu'au théâtre il n'y pas de différence entre les comédiens amoureux de l'art. On ne voyait plus de distances ethniques, géographiques, non. C'était dans les années soixante-dix, quatre-vingt et encore dans les années quatre-vingt-dix. Pendant trois décennies le Rocado Zulu Théâtre a fait son oeuvre au Congo Brazzaville et aussi un peu partout en Afrique. Quand le théâtre allait à Limoges, c'était une rencontre avec d'autres metteurs en scène qui venaient aussi d'Afrique et étaient enchantés et admiratifs devant la création du Rocado Zulu Théâtre de Sony Labou Tansi. »
Monique Blin a dirigé le festival de la Francophonie de Limoges entre 1984 et 2000. C'est grâce à elle que l'Europe et le monde occidental ont pu connaître l'art inimitable de Sony et de son théâtre :
« J'ai connu Sony Labou Tansi en 1984. J'ai souhaité le faire venir et le faire connaître à notre public parce que c'était un homme qui avait des convictions. C'était un artiste mais c'était aussi un humain. Il savait dire les choses très importantes sur la vie, sur le présent, sur l'avenir. Il a fait corps ensemble avec sa troupe du Rocado Zulu Théâtre. Le théâtre, c'est l'écriture, mais c'est aussi la relation du metteur en scène avec ses comédiens. Et à Limoges il me semblait important de faire connaître le travail de cet homme qui vivait au Congo Brazzaville dans de grandes difficultés, de faire connaître son énergie, son courage et son espoir. C'était un homme d'espoir, il luttait et travaillait pour donner de l'espoir à l'homme. »
Quel genre de spectacles créait-il? Peut-on les décrire ?
« Ils étaient tous assez différents. En plus, il leur donnait des titres extraordinaires : « Antoine m'a donné son destin », « Moi, veuf de l'empire », etc. Ce sont des textes qui ont une saveur parce qu'il n'écrivait pas un français linéaire. C'étai une langue laboutansienne, si on peut dire. Il prenait les mots, les plaçait différemment, il inventait les mots. Et quand on l'écoutait et le lisait, on devenait amoureux de la langue. J'ai fait partager à l'équipe avec laquelle je travaillais, ainsi qu'au public et aux médias, ce plaisir de la découverte de quelqu'un qui était plein d'énergie pour le théâtre, pour le changement de l'homme, pour l'espoir. (...) J'ai programmé Sony Labou Tansi et le Rocado Zulu Théâtre plusieurs années. Il est venu cinq fois à Limoges avec à chaque fois une création parce qu'on arrivait à fidéliser un public qui suivait l'évolution de cet auteur. Sony a évolué entre 1985, lors qu'il est venu pour la première fois, et 1990. Un artiste évolue toujours. Donc, le public comme les medias ont compris qu'ils avaient devant eux un homme qui n'avait pas seulement un talent mais une conscience de la vie et qui essayait de transmettre cette vitalité. Mais Sony était aussi un homme prémonitoire. On dirait que ce qu'il écrivait à cette période se passe aujourd'hui. C'est la sensibilité d'artiste. Ce n'est pas la spécialité de Sony. Il y en a d'autres qui sont comme ça. Je crois qu'un artiste qui a une sensibilité est aussi en relation avec l'avenir, il fait part de ses préoccupations. Il voudrait dire : Alerte, alerte, attention ! »
La rencontre de Sony Labou Tansi a donné une nouvelle qualité à l'existence de ceux qui ont eu le privilège de travailler avec lui. On peut dire sans exagérer qu'il a révolutionné leurs vies. Il a révolutionné aussi la vie de Marie-Léontine Tsibinda :
«Cela m'a donné le goût du rêve, le goût de rêver que quelque part il n'y a pas d'impossible et que si l'on veut, on peut atteindre quelque chose. Imaginez un petit Brazzavillois qui de sa vie n'avait jamais pensé qu'il aurait pu jouer au Théâtre du Rond Point à Paris et ce n'était pas n'importe quel théâtre, qu'il aurait pu jouer à l'UNESCO. C'était une chose fabuleuse, la route des rêves. On pouvait se dire : "Oui je suis chômeur, mais au théâtre je vis une autre vie. Le monde m'appartient". »
Monique Blin a puisé dans l'art et la personnalité de Sony une nouvelle énergie vitale :
«Cela m'a beaucoup stimulée. Il y a toujours une question que l'on se pose quand on travaille dans le théâtre : Pourquoi ? Pourquoi travaille-t-on ? Je ne veux pas en faire un dieu, mais Sony m'a stimulée parce que dans le domaine du théâtre c'était un homme qui avait une pensée et une réflexion et qui travaillait pour le public. Le théâtre n'existe pas si le public ne suit pas le parcours. J`ai gardé beaucoup de lettres de Sony Labou Tansi que je relis de temps en temps, parce que cela m'interpelle. Tout à coup, je me dis : Attention ! J'espère que d'autres hommes et d'autres femmes suivront le même chemin que Sony Labou Tansi. Il ne faut pas que ce soit un être unique. Il faut que d'autres émergent et fassent aussi le parcours. »