Chateaubriand : « Un bateau qui m'aurait pris au pont de Prague, m'aurait pu débarquer au Pont-Royal à Paris.»
« Au sortir de la Bavière, de ce côté, une noire et vaste forêt de pins sert de portique à la Bohême. » C'est sur un accord sombre que s'ouvre la description du voyage en Bohême que le poète et diplomate François-René de Chateaubriand a entrepris en 1833. Ses premières impressions de Bohême n'avaient rien d'alléchant. Pour les décrire, il a pourtant déployé les grands moyens de la poésie romantique : « Des vapeurs erraient dans les vallées, le jour défaillait et le ciel, à l'ouest, était couleur de fleurs de pêcher; les horizons baissaient presque à toucher la terre. La lumière manque à cette latitude, et avec la lumière la vie : tout est éteint, hyémal, blêmissant ; l'hiver semble charger l'été de lui garder le givre jusqu'à son prochain retour. Un petit morceau de lune qui entreluisait me fit plaisir ; tout n'était pas perdu, puisque je trouvais une figure de connaissance. »
Le vicomte de Chateaubriand se rend à Prague à deux reprises. Le vieux diplomate est chargé d'une mission délicate par la duchesse de Berry, mère de Henry de Chambord prétendant au trône de France. Chateaubriand doit demander à l'ex-roi de France Charles X, exilé à Prague, de légitimiser la mésalliance de la duchesse avec un noble napolitain. A Prague il trouve le vieux roi banni de France par la Monarchie de juillet et sa petite cour plus que modeste. A ce moment, le poète âgé de 64 ans est au sommet de sa gloire littéraire, mais sa carrière diplomatique touche à sa fin. Il n'a plus d'ambitions politiques et il se rend compte que le retour au pouvoir de la famille de Charles X est illusoire. Le diplomate légitimiste fidèle à la branche des Bourbons tentera cependant encore de convaincre le vieux monarque de soigner l'éducation d'Henry de Chambord qui n'a que 13 ans. Il conseille à Charles de laisser l'instruction du dauphin entre les mains de Joachim Barrande, un excellent pédagogue et chercheur, qui pourrait inculquer au jeune prince les qualités nécessaires pour un futur souverain. On ne l'écoute pas et on confie l'éducation du dauphin à des jésuites.
« Je représentai au Roi qu'il était trop loin de France qu'on aurait le temps de faire deux ou trois révolutions à Paris avant qu'il en fût informé à Prague. Le Roi répliqua que l'Empereur l'avait laissé libre de choisir le lieu de sa résidence dans tous les Etats autrichiens, le royaume de Lombardie excepté. Mais, ajouta Sa Majesté, les villes habitables en Autriche sont à peu près à la même distance de France. A Prague je suis logé pour rien et ma position m'oblige à ce calcul.»
Heureusement, la mission de diplomate n'arrive pas à éclipser la vocation d'écrivain de Chateaubriand. Malgré ses aspects parfois décevants, le voyage de Prague apporte au poète quelques surprises et lui inspire une centaine de pages de descriptions hautes en couleurs et de réflexions originales dans ses «Mémoires d'outre-tombe». Il doit corriger d'abord ses préjugées sur la ville et son architecture :
« Je ne sais pas pourquoi je m'étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagne qui portaient leur ombre noire sur un tampon de maison chaudronnées : Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants : son architecture rappelle une ville de la Renaissance. » (...)
« La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d'un côté, on aperçoit les vergers d'un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville qui descendent jusqu'à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l'autre côté on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s'embellit d'une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l'Elbe. Un bateau qui m'aurait pris au pont de Prague, m'aurait pu débarquer au Pont-Royal à Paris.»
Chateaubriand est un visiteur averti. Il est conscient de se trouver dans un pays slave dont la culture et la littérature ont une longue tradition. Informé par les exilés polonais à Paris il sait que la langue tchèque est la soeur de la langue polonaise. Il a une vision un peu romantique mais assez juste de l'histoire tchèque :
« Confusion, sang, catastrophe, c'est l'histoire de la Bohême; ses ducs et ses rois, au milieux des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets ou se collettent avec les ducs de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d'Autriche et de Bavière. Des luttes chrétiennes et païennes, des hérésies précoces de la Bohême, des importations d'intérêts étrangers et de moeurs étrangères, résulta une confusion favorable au mensonge. La Bohême passa pour le pays des sorciers. »
Pourtant, malgré toutes les informations qu'il a réunies sur la Bohême et sa culture, il ne sait pas une chose d'intérêt majeur pour lui. Apparemment, le poète qui s'intéresse beaucoup aux traductions de ses oeuvres, ne sait pas que son chef d'oeuvre « Atala » a été traduit en tchèque, déjà en 1805, par le chercheur et linguiste Josef Jungmann. Ce dernier a donné, par cette traduction, une preuve irréfutable que la langue tchèque, une langue réduite au silence dans un pays germanisé, est un excellent instrument qui permet de traduire jusqu'aux nuances de la grande poésie française. Chateaubriand ne sait pas et ne saura probablement jamais que son oeuvre a joué un rôle clé à la naissance de la langue tchèque moderne.
Il partira de Prague en emportant une multitude d'impressions, de souvenirs et d'idées originales et amusantes que la ville lui a inspirés. Ce que lui a manqué en Bohême, c'était surtout le soleil et la mer. Il écrira dans ses Mémoires faisant allusion à la pièce « Le Conte d'Hiver » de Shakespeare qui se passe en Bohême: « Si Prague était au bord de la mer, rien ne serait plus charmant; aussi Shakespeare frappe la Bohême de sa baguette magique et en fait un pays maritime... »