Bonnets phrygiens sur la place Venceslas
Il y a 6 jours, nous commémorions les 216 ans de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789. Cet événement eut une grande répercussion partout en Europe. En Hongrie, Martinovic prit la tête d'une révolte jacobine. Si celle-ci fut rapidement écrasée, il n'en reste pas moins que la monarchie autrichienne baigna dans les idées de son temps. Bien accueillies, les nouvelles doctrines religieuses et économiques furent développées mais aussi contrôlées par l'administration royale. Résultat, si, à Vienne comme à Prague, la pensée critique se développe au XVIIIème siècle, la Révolution n'aura pas lieu.
De 1650 à 1750, plusieurs phénomènes intellectuels préfigurent les Lumières germano-slaves : lutte contre l'Eglise liée à l'absolutisme royal mais aussi montée du Jansénisme - le comte Spork, en Bohême, participe activement à sa diffusion. Au total, l'"Aufklärung", les Lumières allemandes, qui, à partir de 1750, touchent les élites des pays héréditaires, doit assez peu aux penseurs français, par ailleurs influents en Europe.
Sur certains points, la monarchie autrichienne anticipera même certaines réalisations de 1789. Ainsi, l'Empereur Joseph II veut libérer les paysans des carcans seigneuriaux. La patente du 1er novembre 1781 abolit la servitude personnelle en Bohême, Moravie et Silésie : les paysans peuvent désormais choisir librement leur lieu de résidence et leur occupation. En 1781 également, Joseph II publie l'édit de tolérance, qui accorde aux protestants droits civiques et religieux. Les Juifs bénéficient également de mesures favorables.
Si les Lumières autrichiennes mettent l'accent sur la religion, l'agriculture et l'éducation, un thème en est absent : la politique. C'est sa limite et sa principale différence avec la France. Ici, la bourgeoisie, tout au long du XVIIIème siècle, tente de s'imposer comme un acteur politique à part entière.
En Autriche, en l'absence d'une véritable bourgeoisie, c'est un corps d'officiers qui constituera le réceptacle des Lumières. Celles-ci restent donc sous l'étroite surveillance du pouvoir. Les idées nouvelles, si elles existent bel et bien, passent par le filtre de l'administration royale. C'est sans doute le grand génie politique des Habsbourg. C'est également la victoire de l'"absolutisme éclairé".La franc-maçonnerie offre un bon exemple de ce système. Les Habsbourg la tolèrent, tout en se méfiant de cet "Etat dans l'Etat" potentiel. En 1775, Joseph II nomme le prince Dietrichstein grand maître de l'ordre maçon, devenu ainsi officiel. Il appelle, pour l'assister, un grand savant originaire de Prague, Ignace von Born. Tout est contrôlé, les réunions doivent être annoncées à l'avance. Il n'en reste pas moins que Ignace von Born, qui prend la direction de l'ordre, oeuvre dans le sens du progrès. La loge compte parmi ses membres Joseph von Sonnenfels, éminent juriste d'origine juive, qui fait abolir la torture dans la procédure pénale.
Les Lumières n'aboutiront cependant jamais à une remise en cause de la structure absolutiste du régime. Les notions de souveraineté populaire ou de démocratie, qui reviennent en leitmotiv dans la France pré-révolutionnaire, n'ont leur place ni en Autriche, ni en Bohême.
La notion de "culture de conflit" trace une seconde ligne de rupture entre la Bohême et la France.Depuis la 2ème défenestration de Prague en 1618, les Pays tchèques n'ont connu que deux grandes émeutes, les jacqueries de 1683 et de 1775. En France, la liste est longue des troubles sociaux et politiques : révolte des Croquants du Périgord en 1637, guerre des farines en 1775, révoltes fiscales en Angers en 1649, émeutes des vignerons de Bourgogne en 1630... Il y a aussi la Fronde, qui, au XVIIème siècle, voit bourgeoisie marchande et noblesse parlementaire se soulever contre le pouvoir royal.
En 1789, dans un contexte différent, le scénario du soulèvement se met à nouveau en marche. Après la révolte parisienne de juillet, l'insurrection s'étend aux campagnes, qui voit les masses populaires piller les châteaux et s'attaquer aux seigneurs. Les cadres révolutionnaires craignent d'être dépassés. Les troubles prennent fin avec l'abolition, le 4 août, de la dîme et des corvées. C'est la fin du système féodal.
La jacquerie de 1775, en Bohême, marque également par son ampleur. Il est vrai qu'elle est précédée de grands malheurs dans le royaume : mauvaises récoltes en 1768, disette en 1771, à quoi il faut ajouter une épidémie de peste qui ravage le pays. Spontané, le mouvement de révolte débute à Hradec Kralové pour se diffuser dans tout le royaume. Le 25 mars 1775, les insurgés arrivent à Prague. Si le mouvement ne dégénère pas en révolution, il aboutit néanmoins à l'abolition de la servitude personnelle en Bohême. La réforme ne survivra cependant pas à la mort de Joseph II et la corvée restera en vigueur sur les terres de la monarchie jusqu'en 1848.En août 1792, la France révolutionnaire déclare la guerre au "roi de Bohême et de Hongrie", François II. La monarchie autrichienne rallie le camp européen de la contre-révolution. Il s'en suit, à l'intérieur, un durcissement politique : contrôle des intellectuels, fermeture des loges maçonniques. La révolution n'aura pas lieu.
"Le désir que viennent les Français anime les neuf dixièmes du pays". Ces propos, tenus par l'archiduc d'Autriche Charles, après une visite en Bohême en 1800, sont sans fondement. Mais on a pu voir, en 1793, un bonnet rouge sur le saint Venceslas du Marché aux Chevaux ou encore les élèves du collège des Piaristes écrire "Vive la liberté !" sur les murs de Prague. Mais cela n'est pas allé plus loin.Si l'on doit voir une influence des idées révolutionnaires en Bohême, c'est peut-être à retardement, lors de la fièvre révolutionnaire de 1848. En cette année agitée, les clubs et les barricades qui surgissent à Prague donnent, un court instant, l'impression de revivre l'épopée révolutionnaire.