Sahel : les soldats tchèques dans « une guerre perdue » ?
Le déploiement d’une soixantaine de soldats tchèques au sein de la force spéciale Takuba, formée par la France et plusieurs autres pays européens dans le cadre de l’opération Barkhane, doit officiellement se faire dans le courant de ce mois de février au Mali. D’autres militaires tchèques sont déjà sur place dans le cadre de missions internationales de formation des soldats locaux. Avant le prochain sommet entre la France et les pays du G5 Sahel à N’Djamena mi-février, RPI vous propose un entretien réalisé avec le chercheur français Marc-Antoine Pérouse de Montclos, auteur du livre Une guerre perdue : la France au Sahel.
Huit ans après le début de l’intervention de la France au Mali et du début de la MINUSMA, six ans depuis le lancement des missions européennes UETM et UECAP, quel est, d’après vous, le bilan de cette présence militaire étrangère au Sahel aujourd’hui ?
« Le bilan est mitigé, pour ne pas parler d’échec. À l’origine, il y avait trois principaux objectifs : Éliminer la menace djihadiste, restaurer la souveraineté du Mali sur l’ensemble du territoire et restaurer l’ordre constitutionnel. Or, depuis 2013, les groupes djihadistes ont au contraire étendu leur présence (Niger, Burkina Faso, des attaques ont été menées jusque sur la côte ivoirienne…) et renforcé leur résilience, malgré les éliminations de leaders - qui sont peut-être des succès sur le plan technique mais pas politique face à cette ‘hydre djihadiste’ qui reste toujours présente. »
« Pour ce qui est de la souveraineté du nord du Mali, le pays est jusqu’à présent coupé en deux. Des groupes rebelles de toutes sortes continuent d’y occuper des territoires et d’y percevoir des taxes. Les routes sont coupées : si vous allez de Tombouctou à Bamako en voiture, vous êtes obligés de passer par le Niger et le Burkina Faso. Quant à la restauration de l’ordre constitutionnel, l’échec est total. En janvier 2013, une junte militaire de putschistes était au pouvoir de Bamako et la France a beaucoup soutenu l’organisation d’élections en juillet 2013. Huit ans après, on a le triste sentiment d’être revenu à la case de départ, puisqu’au mois d’août 2020, les militaires maliens ont de nouveau pris le pouvoir à Bamako avec un coup d’État. Aucun des trois objectifs n’a donc été atteint. »
Vous êtes très critique vis-à-vis de la réponse militaire à la poussée des groupes djihadistes en Afrique sub-saharienne. Pourquoi ? Quelles solutions alternatives existent à une réponse militaire ?
« Je pense que l’ambition de la France était trop élevée car on ne peut se substituer à des Etats défaillants. D’ailleurs si vous regardez l’étendue de la zone constituée par ces pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mauritanie, Mali, Niger et Tchad), cela représente davantage que l’Irak et la Syrie combinée et c’est un territoire que vous ne pouvez pas parvenir à mailler, que ce soit avec 5100 soldats ou davantage. C’est trop ambitieux car on sait que la solution est d’abord politique avant d’être militaire. Il faut notamment désamorcer les revendications des paysans qui sont rackettés depuis des décennies par des forces de sécurité qui tuent des civils en toute impunité. »
« Surtout, la solution est d’abord entre les mains des Africains. Les effets de notre politique dans le Sahel sont très connus, de nombreux chercheurs ont travaillé sur l’impact de ces grosses machines administratives appliquées à différentes zones du monde. On décharge les États de leur responsabilité sociale et politique en les soutenant à bout de bras. Nous proposons également des modèles qui ne sont pas forcément très adaptées aux réalités locales. La solution est au cœur de l’Etat et viendra selon moi d’abord des Africains. Mais elle ne nous plaira pas forcément car peut-être que les Maliens décideront d’islamiser quelque peu le jeu politique et la forme de gouvernance en s’affranchissant du modèle post-colonial et d’une constitution très calqué sur le modèle français. Et cette solution comprend forcément la négociation avec les groupes djihadistes, ce que la France refuse obstinément. »
« Le problème est que plus on les aide, plus on les dissuade de se réformer. Pour des dirigeants corrompus et pour certains très autoritaires, la présence militaire française est une sorte d’assurance-vie. Même s’ils ne se réforment pas, ils savent que si jamais ils sont menacés, l’armée française viendra les exfiltrer et les emmènera dans un endroit protégé. Pourquoi réformer, quand de toute façon vous êtes soutenu par la communauté internationale qui a peur du djihadisme mondial ? Pourquoi vous embêter à réformer et pourquoi arrêter de détourner les fonds publics ? Car plus l’Europe met de l’argent, plus il y a de détournement, parce que le gâteau à partager est plus grand. »
« La question de la responsabilité indirecte se pose aussi pour les Tchèques en cas d’exactions »
Vous n’êtes plus le seul à parler d’un désengagement militaire de la France (et de ses partenaires européens). Supposons qu’un retrait est réaliste et aura effectivement lieu. Quelle évolution de la situation prévoyez-vous ?
« Le dilemme du retrait des troupes est le suivant. Il y a une dégradation sécuritaire et nous sommes présents sur le terrain. Donc nous avons une responsabilité directe dans cette dégradation. Si nous partons, nous continuerons à avoir une responsabilité indirecte dans la poursuite des hostilités, mais nous n’aurons plus de responsabilité dans les exactions commises par les forces de sécurité africaines. »
« La question de la responsabilité vaut aussi pour les Tchèques. À partir du moment où vous soutenez (entraînez, équipez…) une armée qui commet des exactions et tue des civils, qui commet des crimes de guerre, vous avez aussi une part de responsabilité, puisque vous continuez de le faire. On sait que les forces gouvernementales ont commis ces crimes. Mais si vous continuez de les financer, malgré tout cela… Je suis convaincu que cela va se terminer devant un tribunal. La France y sera, peut-être aussi la Tchéquie. Si vous continuez de les soutenir, c’est soit que vous êtes ignorants de la situation, ce qui veut dire que vous êtes incompétents et vous devez arrêter ces formations car vous n’êtes pas professionnels, soit vous continuez à fournir ces formations de façon délibérée, et là, vous avez une responsabilité dans la façon dont vos instructeurs ont formé des soldats. »
« Par exemple, on l’a vu lors de la répression violentes des manifestations pacifiques contre l’ancien président malien IBK en juillet 2020, juste avant le coup d’État au Mali, qui ont fait plus d’une dizaine de morts, selon les rapports d’Amnesty International. C’était une unité anti-terroriste formée par l’Union européenne qui a tiré à balles réelles sur la foule … Quelle est donc la responsabilité directe de la Tchéquie (ou de l’UE) dans les exactions commises par ceux qu’ils sont en train de former et d’équiper ? C’est une question qu’il faut se poser. »
Imbrications de logiques séparatiste, djihadiste et de règlements de comptes communautaires
Quelles sont les ambitions des autres pays européens à soutenir l’opération Barkhane ou à être présents sur le terrain dans le cadre de missions d’entrainement de l’armée malienne ou des autres armées du G5 Sahel ?
« Du côté de l’Allemagne on intervient aussi parce qu’on a peur de la crise migratoire. C’est une autre raison de l’intervention. Ni l’Allemagne ni la Tchéquie n’ont d’intérêts économiques forts au Sahel. Dans tous les cas, ce n’est pas l’envoi de soldats supplémentaires qui va faire bouger les lignes. Sans vouloir être péjoratif, la Tchéquie est une goutte d’eau dans l’océan. L’essentiel des troupes sont les pays de la MINUSMA ou les Français de Barkhane. On voit bien que ça ne marche pas. Il n’y a donc pas de raison qu’un apport tchèque fasse pencher la balance avec des soldats qui ne parlent ni tamashek ni bambara et qui ne connaissent pas la zone. »
Que gagne Prague à s’engager dans Takuba ? Est-ce que les points que les Tchèques peuvent espérer gagner se situent au niveau de la politique européenne ? Ou dans le domaine de l’industrie militaire, avec des contrats d’armements ?
« Dans le cas de l’Estonie, c’est un retour d’ascenseur pour remercier la France d’avoir participé dans le cadre de l’OTAN à des manœuvres communes sur la frontière avec la Russie. Dans toute décision d’envoyer des troupes militaires à l’extérieur, il y a toujours des enjeux très forts de politique intérieure. Je suis convaincu qu’au niveau de tous les partenaires européens, il y a des enjeux de politique intérieure qui expliquent pourquoi on envoie ses troupes. Mais je ne suis pas compétent pour vous faire une analyse au cas par cas. »
D’après les dernières informations, les soldats tchèques de la force Takuba seront déployés à Ménaka à l’Est du Mali. Comment peut-on caractériser cette zone ?
« Il s’agit d’un fief indépendantiste touareg très fort. C’est une zone où il y a toujours beaucoup de tensions et où on a du mal à apprécier le caractère des groupes armés de la zone car tout est mélangé, ce qui complique évidemment le discours de la lutte anti-terroriste. Par exemple, un combattant touareg pourra très bien combattre un jour avec un groupe perçu comme séparatiste et laïque avant de combattre ensuite dans un groupe dénoncé comme djihadiste et terroriste. »
« Ménaka est une zone très volatile et compliquée, avec des alliances qui se recomposent en permanence et des imbrications de logiques séparatistes, djihadistes, de règlements de comptes communautaires autour de la gestion du bétail. Tout ça s’entremêle et pour les armées étrangères se pose la question de savoir dans quelle mesure on fait de la lutte anti-terroriste ou un travail de police et de régulation des conflits. Je pense qu’assez vite on va se retrouver dans des situations où finalement le vrai besoin sera celui de l’Etat - rendre la justice, réguler les conflits : c’est ça l’enjeu. »