Le hussitisme, cette réforme atypique qui précède d’un siècle Luther
Ce 6 juillet est un jour férié en République tchèque, une journée de commémoration du supplice de Jan Hus sur le bûcher, ce théologien et prêtre réformateur dont les prêches et les positions sur l’Eglise ont bouleversé le royaume de Bohême. Pour en parler en détail, RPI a interrogé l’historien français Olivier Marin, spécialiste du hussitisme et auteur d’un ouvrage intitulé : La Réforme commence à Prague – Histoire des hussites, XVe-XXe siècle.
Une sortie de l’Eglise catholique sans précédent
Olivier Marin, bonjour. Vous êtes maître de conférences en histoire médiévale à l’Université Paris 13, vous êtes également membre de l’Institut universitaire de France, et l’auteur d’une synthèse sur le hussitisme, parue ce printemps aux éditions Passés composés. Dès l’abord, le titre de cet ouvrage intrigue. On a l’habitude d’entendre parler du hussitisme comme d’une pré-Réforme, de Jan Hus, au mieux comme d’un précurseur de la Réforme. Et vous, dès le titre de l’ouvrage, vous prenez le parti de dire que la Réforme commence à Prague. Qu’est-ce qui vous fait opérer ce basculement ?
« En effet, de manière classique, les historiens ont tendance à faire démarrer la Réforme avec les thèses de Luther en 1517. Je propose de faire remonter ce début à 1412, 1415, un siècle plus tôt, dans la mesure où, pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, un pays entier se coupe de la communion romaine. De ce point de vue-là, je pense que le hussitisme se distingue nettement des hérésies médiévales qui l’ont précédé. Pensons aux cathares qui s’étaient révoltés contre l’autorité de l’Eglise catholique, mais le catharisme n’a jamais touché plus de 10% de la population globale, même dans l’Albigeois, donc au cœur du territoire cathare. En revanche, les idées hussites ont conquis la majorité des âmes – au moins en Bohême. Le cas morave est plus compliqué, la foi catholique et hussite s’étant partagée de manière à peu près égale le margraviat. En Bohême, on considère que dans les années 1430, les deux tiers au moins de la population était passée au hussitisme. On a donc là affaire à une sortie de l’Eglise catholique dont on ne connaît pas de précédent dans l’histoire médiévale. A ce titre, il me semble que le hussitisme inaugure la phase des réformes un siècle avant Luther. »
Et ce, malgré le fait, comme vous le soulignez, que dans l’historiographie, on associe généralement la Réforme à deux phénomènes : l’imprimerie, avec Gutenberg, et la pensée humaniste…
« Tout à fait. C’est une réforme atypique puisqu’elle ignore, voire rejette, ces deux phénomènes. Elle ignore l’imprimerie pendant deux ou trois générations. Comme nos auditeurs le savent, l’imprimerie a pris pied en Bohême d’abord en terre catholique, à Plzeň, avant de s’établir à Prague. Les hussites n’ont jamais entrepris de campagne de masse comparable aux Flugschriften (tracts, ndlr) qui inondent l’Allemagne à partir des années 1520. Certes ils ont utilisé de manière intensive l’imprimerie, mais essentiellement pour pourvoir aux besoins de leur propre communauté. »
« Quant à l’humanisme : un premier humanisme avait éclos en Bohême et Moravie au temps de Venceslas IV, dans les cours épiscopales et royales, mais la révolution hussite a interrompu net ce mouvement en coupant les relations avec l’Italie. Les hussites étaient antihumanistes, rejetaient les belles lettres dans les ténèbres extérieures et étaient pénétrés d’un sentiment très anti-romain et anti-italien. C’est donc une réforme atypique dans le sens où elle oblige l’historien à penser l’émergence de la rupture confessionnelle en-dehors des déterminismes qui lui sont traditionnellement associées : l’imprimerie et l’humanisme. »
Autre chose qui est intéressante : vous donnez comme dates XVe-XXe siècle pour cette histoire des hussites. Pourquoi ce choix d’aborder également les échos du hussitisme jusqu’à nos jours et pas seulement la période médiévale, ou au grand maximum celle allant jusqu’à la bataille de la Montagne blanche en 1620 ?
« D’abord on a un peu de mal à dater l’acte de décès des hussites. Ensuite, le hussitisme, passée la Contre-Réforme, disparaît purement et simplement pendant 100, 150 ans. On n’entend plus parler des hussites et personne ne se définit plus comme tel. Mais il m’a semblé intéressant surtout pour le public français de montrer comment ce passé occulté, rejeté, refait surface au XIXe siècle et devient un des mythes fondateurs de la nation tchèque contemporaine. Cela fait partie de ces traditions réinventées dont le XIXe siècle a été très fertile. Il m’a semblé que cette réinvention du hussitisme appartenait de plein droit à mon sujet et était susceptible d’intéresser les lecteurs français contemporains. Sans cela, on ne peut pas comprendre Smetana, Jan Patočka, la Première République tchécoslovaque, sa devise ‘La vérité vaincra’… »
Jan Hus, hanté par le salut des pécheurs
Revenons à la figure de Jan Hus. Qui est-il et quel est son cheminement intérieur qui l’amène à questionner une certaine manière de fonctionner de l’Eglise catholique ?
« C’est un parfait exemple de la méritocratie universitaire médiévale. C’est un fils de paysan remarqué pour ses qualités intellectuelles. Il fréquente probablement d’abord l’école paroissiale de Prachatice puis monte à Prague faire ses études. Qu’est-ce qui guide Jan Hus ? Il n’a pas connu de ‘chemin de Damas’, pas de conversion brutale chez lui. Il est l’héritier de la révolution pastorale du XIIIe siècle : pour lui, l’acte pieux, l’œuvre sainte par excellence, ce n’est pas la liturgie ou la célébration des sacrements, ce n’est même pas la prière, mais c’est la prédication. L’objectif de Hus, jusqu’à son dernier souffle, a été d’arracher les hommes au péché pour les conduire au salut. En cela, il est l’héritier un peu paradoxal de la révolution pastorale amorcée par les ordres mendiants. Jan Hus a des accents dignes de saint Dominique : que deviendront les pécheurs ? C’est cela qui hante Jan Hus. »
« A partir de là, il y a eu trois Hus successifs. Jusqu’en 1408, Jan Hus est soutenu par l’archevêque de Prague, il met en œuvre une réforme impulsée d’en-haut, il prêche dans le cadre des synodes. C’est un réformateur véhément, ardent, mais qui ne sort pas sentiers battus. Puis de 1408 à 1412, la référence à Wyclif le met en porte-à-faux par rapport à l’Eglise institutionnelle, notamment à la Curie romaine et à l’archevêché. Il se rapproche donc du roi Venceslas IV. On peut dire que durant ces quatre ou cinq années, il patronne une réforme de type gallican, comme le dirait un Français. On retrouve chez Hus ce mélange d’exaltation de la figure royale, des traditions nationales, qui fait recette à la même époque en France sous le nom de gallicanisme. C’est donc encore une réforme venue d’en-haut, mais cette fois, sous la conduite du roi et de la haute aristocratie. Enfin, 1412-1415 : cette fois, Hus rompt avec le roi et se mue en un prédicateur dissident, s’exile en Bohême méridionale et devient de plus en plus subversif. Il préconise l’élection des curés de paroisses par les fidèles, il exhorte à la rétention des dîmes, il se met à écrire en langue vernaculaire, en tchèque, ce qui n’était pas trop le cas auparavant. »
« De ce fait, Hus laisse un héritage multiple et en partie contradictoire. Des catholiques au XVe siècle pourront encore se réclamer du ‘premier Hus’, parfois sans le citer nommément, réutiliser ses sermons… Il y a quand même une réception catholique de Hus. D’autres, les hussites pragois, les tenants de la réforme magistérielle se prévaudront du ‘second Hus’ et les taborites, les radicaux, ne seront pas complètement infondés à se placer eux aussi sous le patronage du dernier Hus. »
Vous rappelez un paradoxe dans votre ouvrage. Vous dites qu’en rêvant d’une Eglise hors sol, détachée des contingences géographiques, politiques ou autres, ce mouvement a donné paradoxalement naissance à une Eglise nationale. Est-ce par cet ancrage aux terres tchèques que le hussitisme n’a finalement pas tant essaimé hors de ses frontières comme le fera plus tard le protestantisme ?
« En partie, à ceci près que la cause luthérienne s’est en bonne partie identifiée contre Rome à la cause allemande. Les difficultés qu’ont rencontrées les hussites à exporter leur réforme sont dues à des causes multiples. L’absence de l’imprimerie a clairement joué. Même s’ils ont réussi malgré tout à inonder l’Europe de leurs manifestes restés à l’état manuscrits, ils ont même pu faire placarder leurs textes sur la cathédrale de Bâle en plein concile. C’est vrai que l’identification du hussitisme à la cause tchèque a aliéné tous les voisins germanophones – ou presque tous. Les hussites ont aussi sans doute commis une erreur stratégique. Surtout à partir de 1426-1427, ils ont tenté de diffuser leurs idées par les armes. Or les soldats de Napoléon puis ceux de George W. Bush se sont eux-mêmes rendu compte que c’était une stratégie fort mal venue. Cela a semé l’épouvante dans toute l’Europe centrale et a plutôt décrédibilisé les idées hussites. Et puis, on peut penser que le fait d’avoir confié la mission hors des frontières à l’aile gauche, c’est-à-dire aux taborites, a desservi la cause. C’était une variante très radicale du hussitisme qui avait peu de chances de séduire les élites européennes. »
Revenons au concile de Constance qui aboutira à la condamnation au bûcher de Jan Hus le 6 juillet 1415. C’est un concile qui dure longtemps. Vous dites dans votre ouvrage que l’issue fatale n’était pas nécessairement inévitable…
« Il y a des a priori contre Jan Hus. Le concile est peuplé d’ennemis de Hus, et pas seulement parmi les Allemands. Ceux-ci en voulaient à Hus, et plus encore à ses compagnons, d’avoir expulsé les étudiants et maîtres germanophones en 1409 à la faveur du décret de Kutná Hora. Mais vous aviez aussi des Tchèques très hostiles à Hus au concile de Constance. Les Anglais étaient devenus anti-wyclifistes et donc anti-hussites. Et l’université de Paris a aussi pesé de tout son poids pour faire condamner Hus. »
« Mais je ne pense pas que le concile, ni Sigismond, aient voulu d’emblée le condamner à mort. Ils escomptaient que Hus se rétracterait, reviendrait sur certaines de ses déclarations. Beaucoup pensaient qu’il ne ferait pas de difficulté à renier certaines propositions qu’il n’avait lui-même pas tenues, mais qui circulaient dans son entourage. Or il s’y est refusé ! Voilà ce que le concile n’avait pas prévu de sorte qu’un peu à reculons, il s’est résolu à livrer Hus au bûcher. Mais jusqu’au bout, plusieurs prélats ont essayé de trouver un compromis pour lui éviter le bûcher. Donc je ne pense pas que le bûcher du 6 juillet ait correspondu à un plan tout tracé d’avance. Cela s’est joué lors des auditions au début du mois de juin. »
Les Compactata, première paix de religion de l’histoire européenne
Vous avez évoqué les guerres hussites. Evidemment on ne peut pas raconter en détails toutes les péripéties qui ont suivi la mort de Jan Hus au bûcher. Mais sur cette longue période qui va suivre et qui va bouleverser le royaume de Bohême, y a-t-il un événement marquant, significatif, et révélateur du hussitisme ?
« Il y en aurai beaucoup. Mais je pense quand même que les Compactata de 1436 sont un événement décisif. C’est la première fois que l’Eglise catholique est obligée de négocier avec des ‘hérétiques’ et accepter leur réintégration dans son giron. Donc on peut considérer que c’est la première paix de religion de l’histoire européenne et la première fois qu’un certain pluralisme religieux est plus que toléré – ceci était déjà le cas aux marges de la chrétienté latine, que ce soit en Pologne, en Lituanie, en Espagne, où on avait des cas de coexistence religieuse. C’est la première fois qu’un texte légitime formellement la coexistence de deux rites et de deux modalités d’appartenance au christianisme sur un même territoire. C’est donc un jalon très important dans l’histoire européenne générale. »
Faisons un bon en avant dans le temps et revenons à celui que nous avons évoqué il y a quelques minutes : Martin Luther. Etonnamment, il n’y a pas de franche adhésion de parts et d’autres, ni de sa part à lui vis-à-vis du hussitisme, ni de la part des hussites qui sont hostiles au principe même du luthéranisme qui est le salut par la foi seule. Est-ce un malentendu, un rendez-vous raté ? N’y avait-il pas là des raisons pour lesquelles ils soient sur la même longueur d’ondes ?
« Oui et non parce qu’au fond les luthériens et les hussites ont surtout en commun leur refus. En revanche au plan théologique fondamental, il y a de vraies différences. Donc ce n’est pas un simple malentendu. Hus et la plupart des hussites restent fidèles, au fond, au ministère ordonné tel que le connaît l’Eglise catholique. Les hussites ont eu une histoire à l’époque moderne très différente de celle des vaudois. Au synode de Chanforan (1532), les vaudois ont accepté de passer au protestantisme et aujourd’hui, les vaudois sont les protestants italiens. En revanche, la trajectoire historique du hussitisme n’a que très partiellement convergé avec celle du protestantisme. C’est la raison pour laquelle Zdenek V. David, un hussitologue américain et d’autres, comparent le hussitisme à l’anglicanisme, une sorte de via media qui n’est plus catholique romaine mais refuse de basculer dans le camp protestant. »
« Evidemment, c’est une position très inconfortable, périlleuse, qui n’était peut-être pas viable sur le très long terme. Mais la comparaison est intéressante. Cela nous montre que les hussites incarnent une sorte de tiers parti, ce que Calvin appelle les ‘moyenneurs’. Sous sa plume, le terme est péjoratif, cela connote la lâcheté, le refus de prendre parti, mais on peut considérer que le hussitisme avait sa cohérence politique et doctrinale. »
Quand Jeanne d’Arc voulait combattre les hussites
Parlons de la France où l’on entend évidemment parler de ce qui se passe en Bohême. La preuve, l’Université de Paris est représentée au concile de Constance. Vous commencez votre ouvrage en évoquant Jeanne d’Arc qui, elle-même, s’est émue de ce qui se passait en Bohême et était prête à prendre les armes, disait-elle, pour aller combattre ces hussites. Peut-on parler de ces échos du hussitisme au Moyen Age puis plus tard, au XIXe siècle ?
« Ce qui est intéressant, c’est que les cours ne sont pas les seuls milieux à avoir eu vent de la révolution hussite. Je pense que Jeanne d’Arc en entendu parler dès son enfance dans la mesure où Domrémy relevait du diocèse de Toul qui était un diocèse d’Empire. A Toul, on a processionné pour demander à dieu la victoire des armées croisées sur les hussites. De simples fidèles ont pu être associés en pensées, en prières, à cette cause anti-hussite. Les échos, certes assez amortis et déformés, ont pu parvenir non seulement aux savants, aux souverains, mais aussi par des canaux détournés à de simples fidèles comme Jeanne d’Arc. »
« Pour le reste et la réception française du hussitisme à l’époque contemporaine. Il y a essentiellement deux milieux en France qui portent jusqu’à aujourd’hui cette mémoire : le milieu protestant réformé d’une part. Dans la France actuelle, vous trouverez quelques rues, ruelles, impasses, avenues, dédiées à Jan Hus. Mais c’est une géographie qui recouvre celle du protestantisme français. Vous en trouverez à Béziers, à Nantes, à Montpellier, à Saint-Etienne, à Condé. Les protestants français jusqu’à nos jours entretiennent donc la mémoire de Jan Hus. »
« L’autre pôle, c’est l’extrême-gauche et ce, depuis les années 1840. Il y a là un filon hussite. La gauche quarante-huitarde française s’est passionnée pour Jan Hus, parce que les hussites conciliaient au fond les aspirations un peu disparates de la gauche pré-marxiste des années 1840. C’était à la fois un mouvement socialement révolutionnaire et un mouvement spiritualiste. Cette gauche-là n’était pas encore marxiste et adepte du matérialisme historique, et aspirait à une forme de spiritualité décléricalisée. Des gens comme George Sand se sont entichés du mouvement hussite. Elle a même écrit des récits historiques à la gloire de Jan Žižka et de Procope le Rasé. Il y a donc eu cette mode avant 1848, en partie influencée par les Polonais à Paris. Il y avait aussi cette tonalité panslave et antigermanique. »
« Cette mode est certes passée, mais je constate que dans les milieux d’extrême-gauche subsiste un intérêt pour le mouvement hussite qui reste vu comme la première révolution de l’histoire européenne. »
On constate que quand il y a ces résurgences tardives, on se réfère à ce hussitisme, mais cela n’a plus grand-chose à voir avec le mouvement d’origine et c’est repris à toutes les sauces, pour le meilleur et pour le pire. En pays tchèques, le président Masaryk en fait référence nationale, mais les communistes tchécoslovaques, eux aussi, récupéreront ce phénomène hussite. Vous citez dans votre livre ces films des années 1950 à la gloire de Jan Žižka et Jan Hus. On a l’impression que l’on va pêcher dans le hussitisme un peu ce qui arrange ponctuellement…
« Oui, et donc j’ai voulu présenter cela au lectorat français qui souvent n’est pas au fait de ces récupérations par le régime communiste. C’est quand même paradoxal de voir un régime athée contribuer à la reconstruction de la chapelle de Bethléem en plein Prague. Cela ne manque pas de sel ! »