Le regard des protestants français sur la figure de Jan Hus (II)
Début novembre, l’historien Patrick Cabanel, spécialiste du protestantisme dans la France moderne et contemporaine, donnait une conférence à l'Institut de théologie protestante à Paris sur le regard porté par les protestants français sur le réformateur tchèque Jan Hus, considéré en République tchèque comme une importante figure nationale et dont est commémoré cette année le 600e anniversaire de la mort. Patrick Cabanel a accordé un entretien sur le sujet à Radio Prague, dont voici la seconde partie, où il est tout d’abord question de l’historien Ernest Denis, une figure emblématique des liens réels ou imaginés qui unissent protestantisme et hussitisme.
Là, on a bien, au départ, précisément ce jeu des mémoires des minorités persécutés, des généalogies réinventées. C’est-à-dire qu’Ernest Denis est un protestant français qui dans sa mémoire familiale a conservé le souvenir des persécutions, aussi bien des persécutions du XVIIIe siècle, que celles qu’on appelle en France la Terreur blanche de 1815 qui avait frappé les protestants nîmois. Or par son père, il est protestant nîmois. Pour lui le huguenot, ce qu’ont vécu les hussites, ça lui parle directement. Il a le sentiment d’un vrai parallèle, c’est la même histoire d’une minorité qui cherche l’évangile, qui est persécutée, qui doit se disperser en Europe. Il y a une diaspora hussite, avec Comenius, comme il y a une diaspora huguenote, et qui, en dépit de la clandestinité, de la persécution, de la dispersion, reste fidèle et parvient à subsister à travers les siècles pour surgir au grand jour. Pour lui, pour les Français, le grand jour c’est la Révolution française et le retour à la légalité et à l’existence officielle pour les protestants. Et pour les hussites, aux yeux de Denis, le grand jour c’est ce qu’on appelle l’Eveil national tchèque.
C’est donc un homme qui est conduit à se faire l’histoire de la Bohême du XIXe siècle en passant par ses affinités de mémoires entre hussites et huguenots. Il a le sentiment, et c’est typique du travail, de la rêverie nationalitaire du XIXè siècle, qu’un réformateur du XVe siècle peut aussi être considéré comme un père de la nation. Sur le plan historique, c’est très contestable, mais cela a fonctionné. Il a fait de Hus, non seulement un réformateur, un pré-réformateur, mais aussi le père de la nation bohémienne. Et cette rêverie sur les origines de la nation tchèque, elle a parfaitement fonctionné jusqu’à l’indépendance d’après la Première Guerre mondiale. »Trouve-t-on des profils similaires au XIXe siècle de personnalités qui ont une vision un peu romantique ou mythologique de la figure de Jan Hus au regard de leur pratique du protestantisme ?
« Oui, c’est vraiment une sorte de trait de famille. Les huguenots français ont vraiment un sentiment très fort de ces affinités, de ces parallèles d’histoire avec d’autres minorités religieuses en Europe. Cela fonctionne très bien avec les vaudois italiens, cela fonctionne avec les hussites, cela fonctionne de façon encore plus forte, si on quitte le monde protestant, avec des Juifs d’Europe. Pour des raisons qui paraissent évidentes : c’est la diaspora, c’est la fidélité à travers les siècles, et c’est la situation de minorité persécutée par les Etats et par l’Eglise catholique.
Pour serrer de plus près le parallèle hussite-huguenot, il y a en France au XIXe siècle une série de protestants ou de proches du protestantisme, qui sont littéralement remplis de cette rêverie sur les hussites, sur ces parallèles. Il y a des historiens. Ernest Denis n’est que le plus célèbre d’entre eux. Ses disciples, Daniel Essertier (1888–1931) en particulier, qui sera son successeur, sont dans le mouvement tchécophile en France. Mais il y a aussi évidemment la grande romancière George Sand, qui, à titre personnel, est devenue une proche du protestantisme en France et a publié, parmi tous ses romans, des « romans hussites », Consuelo et La Comtesse de Rudolfstadt. Elle a aussi publié un roman huguenot, Les Beaux Messieurs de Bois-Doré. On est vraiment dans ce monde où on rêve sur ces minorités persécutées mais « élues » par la persécution elle-même. »
Reste-t-on toujours dans le domaine de la rêverie ou y a-t-il, comme avec Ernest Denis, des exemples de prises de contact concrètes avec le monde tchèque et donc avec les descendants, les héritiers du hussitisme ?
« Il y a beaucoup de rêverie, mais il y a aussi, je dirais, un certain nombre de choses qui sont de l’ordre du réel. Ernest Denis en est évidemment la plus grande figure, mais cela se poursuit dans l’entre-deux-guerres avec la Tchécoslovaquie indépendante. Aux yeux des protestants français, comme aux yeux d’ailleurs de beaucoup de Français de l’époque et d’élites françaises de l’époque, la Tchécoslovaquie, c’est banal à dire, est une sorte de sœur en Europe centrale de la France. Il y a un vrai parallèle dont sont vraiment informées les élites protestantes françaises entre Masaryk et eux. Masaryk a épousé la descendante de huguenots réfugiés français, Charlotte Garrigue. Et ça pour les protestants français, cela a été un signe très fort. Tomáš « Garrigue » Masaryk a ajouté le nom de son épouse au sien. C’est une descendante de huguenots français partis au Refuge. Masaryk lui-même est un proche du protestantisme. C’est une figure qui ressemble beaucoup aux figures de ces philosophes, de ces « sages », qui ont fait la grande Troisième République laïque française. Si vous prenez le philosophe Charles Renouvier, le pédagogue Ferdinand Buisson, qui par ailleurs était un lecteur de Komenský. Il y a vraiment le sentiment d’une construction en parallèle et, on est dans le réel, de républiques proprement laïques, qui construisent le même modèle, qui cherche de la même manière à sortir du catholicisme et à construire un espace laïc. Aux yeux de ces protestants français qui font la laïcité, la Troisième République, Masaryk est un des leurs. Dans l’entre-deux-guerres, il y a des rapprochements directs entre protestants tchèques et protestants français. Si on veut comprendre ce qu’on a pu appeler la minorité munichoise en 1938, ceux qui dénoncent le règlement qui assassine la Tchécoslovaquie, il y a une réelle surreprésentation des protestants français au nom de ces fidélités tissées entre plusieurs dizaines d’années entre les souvenirs des deux minorités. »Comment ont évolué ensuite ces liens fantasmés ou réels avec la prise de pouvoir des communistes en Tchécoslovaquie ?
« Je crois qu’ensuite ces liens s’affaiblissent, y compris parce qu’en France même, le poids des élites protestantes s’affaiblit sous la Quatrième et la Cinquième Républiques. Il me semble que le moment où il y a une vraie rencontre, qui n’est pas seulement une rencontre de généalogie inventée, de mémoire, mais une rencontre physique, d’hommes, c’est l’entre-deux-guerres, entre les deux républiques laïques. Une fois que la Tchécoslovaquie bascule dans le communisme, lorsqu’elle se met à oublier, au sens officiel de l’oubli, un Ernest Denis ou même un Masaryk, je crois que ces liens se distendent. L’apogée de cette rencontre, à la fois réelle et largement inventée dans la généalogie, ce sont les années 1890, 1938-39. Encore dans les années 1940, il y a un certain nombre de réfugiés tchécoslovaques en France. Ils sont quelques-fois Juifs, par ailleurs antinazis, patriotes tchèques. Là, les protestants français vont les aider très physiquement. Je crois qu’ensuite, à l’époque communiste, les choses se distendent de manière très forte. »