Un documentaire tchèque met en lumière des films inédits de l’invasion de 1968
Présenté en avant-première au festival international du film de Karlovy Vary et désormais à voir dans certaines salles de cinéma tchèques, avant une diffusion à la Télévision tchèque prévue début 2022, le film documentaire Rekonstrukce okupace (Reconstitution de l’occupation) du réalisateur tchèque Jan Šikl donne à voir des images totalement inédites de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août 1968. Dans quelles conditions ces films ont-ils été retrouvés ? Comment le réalisateur a-t-il travaillé avec les intervenants, pour la plupart des gens ordinaires ? Avant de répondre à ces questions, Jan Šikl est revenu sur sa propre expérience de cet événement majeur de l’histoire contemporaine tchèque au micro de Radio Prague Int.
« J’avais 11 ans. Paradoxalement, le 20 août 1968 est le jour où nous avons acheté une maison de campagne. Je devais justement y être le 21 avec des amis pour faire du vélo. Finalement, mes parents m’ont emmené à Prague tôt le matin. Nous habitions dans le quartier de Vinohrady, non loin de la Radio tchécoslovaque. Soudain, quelqu’un s’est mis à tirer à la mitraillette au coin de la rue Balbínova et Vinohradská (le pâté de maison où se trouve la Radio, ndlr). Nous avons couru nous réfugier à la maison. »
« Dans les journées qui ont suivi, je suis retourné dans les rues. Mais je me souviens comme si c’était hier de l’émotion générale. Et même si je ne comprenais pas les enjeux politiques, les choses me paraissaient très claires. Je me souviens de la suite, avec les purges administratives où les gens devaient signer un papier signifiant qu’ils étaient d’accord avec ‘l’aide fraternelle’. Tout le monde se disait : mais ils ne peuvent pas quand même virer tous ceux qui ne signent pas, la moitié de la nation ! Dans ma famille, trois ou quatre personnes ont émigré à l’étranger. Donc cette émotion a perduré. Cet événement a marqué tout le monde et ça me poursuit jusqu’à ce jour. Quand je vois ce qui se passe en Ukraine par exemple… »
Vous avez découvert ces films documentaires par hasard dans le garage d’une connaissance qui ne les avait jamais visionnés. Mais d’où venaient ces films inédits à l’origine ?
« C’est quelqu’un qui collectionne des articles commémoratifs de la Deuxième Guerre mondiale. Lors d’un achat quelconque, un antiquaire lui a rajouté ces films en lui disant que sinon, il allait les jeter. Il s’agit de films en 35 mm, donc il faut du matériel professionnel pour les visionner. Il a donc mis ça dans son garage, et c’est resté là pendant dix ans. Il y avait une rumeur autour de ces films selon laquelle ils dataient d’août 1968. Un jour il m’en a parlé et j’ai insisté pour pouvoir les voir. »
« J’ai fait tout numériser. Et j’ai d’abord comparé ces films avec ceux qui existaient dans les archives des studios Barrandov et des productions de courts-métrages, les deux seules institutions qui avaient le matériel technique nécessaire et qui avaient le droit, légalement, d’en posséder. Je me disais que c’était impossible d’avoir quatre heures inédites de films sur 1968 entre les mains. J’ai réalisé que c’était vraiment nouveau. »
« J’ai fait des recherches sur leur origine. Il y a beaucoup de séquences tournées sur des sites militaires, or un caméraman lambda n’aurait pas pu accéder à ces lieux sécurisés. J’ai réalisé que ça avait été tourné par des gens issus de l’armée qui avait aussi une section de production de films. »
Peu de temps après avoir retrouvé ces films inédits, vous avez lancé un appel à témoins à la Télévision tchèque, à l’occasion du 50e anniversaire de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie. Vous avez appelé les gens à se manifester s’ils se reconnaissaient dans ces films inédits. Les gens ont-ils été nombreux à répondre ?
« Les réactions ont été incroyables. J’ai été submergé de réponses : plus d’un millier de retours. Sur toutes ces réponses, j’ai dû en sélectionner un certain nombre pour le film : soit ceux qui se sont reconnus sur les films ou alors certains qui ont reconnu quelqu’un. Il y a par exemple une dame qui a reconnu son frère sur un lit d’hôpital après qu’on lui a tiré dessus devant la Radio. »
« Il y a aussi des gens qui m’ont confié leurs films amateurs de l’époque. Ça m’a aussi permis de sortir de Prague, d’avoir une vision de l’événement depuis les régions. La qualité est évidemment moindre que celle des 35 mm, mais ces films-là sont également précieux : on sent l’émotion omniprésente, la crainte aussi car le caméraman va par exemple se cacher derrière un lampadaire… »
Qu’est-ce que les gens qui se sont manifestés recherchaient en vous contactant ? Est-ce une manière thérapeutique pour eux de dépasser cet événement marquant, tant d’années plus tard, une façon de clore le chapitre ?
« Je ne pense pas qu’ils puissent clore le chapitre. Cet événement est tellement ancré en eux jusqu’à aujourd’hui. Il suffit d’un déclencheur, et ils replongent dans leurs souvenirs et tiennent à vous les raconter. Les émotions sont toujours là, tant d’années après. Je vois que ces émotions traversent le temps et les générations. Même moi qui n’avais que 11 ans à l’époque, cela m’a marqué à vie. Oui, les gens veulent partager leurs souvenirs, ils veulent dire au monde leur vision des choses, parce que pour la plupart, cela reste une injustice totale. Surtout pour ceux qui ont perdu un proche et d’autant plus qu’il n’y a jamais eu d’excuses de la part de quiconque. »
Que vous a apporté ce travail personnellement ? Et qu’est-ce que le résultat de ces recherches, votre documentaire donc, nous dit sur la société tchèque actuelle ?
« J’ai essayé de faire en sorte pour que ce travail ait des résonnances avec notre époque actuelle, et notamment avec la situation politique actuelle en République tchèque. Le gouvernement de notre Premier ministre est soutenu par le Parti communiste, et même si c’est un soutien minoritaire, c’est un fait. En outre, ce Premier ministre a lui-même un passé communiste. D’un autre côté, nous avons un président qui flirte avec des pays comme la Chine ou la Russie. »
« J’ai demandé à tous les gens qui ont témoigné sur août 1968 s’ils ressentaient une forme de danger à l’heure actuelle. Ils étaient étonnés par ma question, ce n’est pas quelque chose qu’ils ressentent. Cela m’a surpris. Ce documentaire est aussi sur cette thématique : la pression actuelle de l’élite politique tchèque et le marketing que celle-ci développe pour arriver à ses fins, c’est aussi dangereux pour notre société. En 1968 aussi, les gens ont cru dans leurs élites qui les ont trahis. Or il ne faut pas croire aveuglément les élites, il faut toujours être dans une position critique et les renvoyer à leurs propres contradictions. Il faut toujours rester vigilant : j’espère que c’est ce qui ressortira de ce film aussi. »