Un drapeau tchèque marqué du sang des manifestants de 1968 emmené en Ukraine
Un drapeau taché de sang évoquant les tragiques événements de 1968 en Tchécoslovaquie a été emmené en Ukraine la semaine dernière jusque sur la ligne de front. L’initiative du projet « Mémoire de la nation » vise à rappeler les parallèles entre l’histoire des Tchèques et celle des Ukrainiens aujourd’hui.
On ne peut certainement pas bien comprendre le soutien indéfectible que manifeste la Tchéquie à l’Ukraine depuis le début de la guerre en février 2024, sans évoquer, encore et encore, le souvenir, traumatisant, de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, l’écrasement du Printemps de Prague et l’occupation qui s’est ensuivie du pays durant plus de vingt ans par les troupes soviétiques. Les nombreux événements qui, cette année une fois de plus, se tiendront ce vendredi 17 novembre un peu partout dans le pays, rappellent toute l’importance et toute la symbolique que les Tchèques, y compris les plus jeunes générations d’étudiants, accordent à ce jour de fête nationale décidément pas comme les autres.
Nombre de ces événements sont organisés par Post Bellum, une organisation qui, dans le cadre d’un projet appelé « Mémoire de la nation », rassemble les témoignages des personnes ayant vécu sous l’occupation nazie dans le protectorat de Bohême-Moravie ou pendant la période du régime communiste. C’est aussi dans le cadre de ce projet que le drapeau tchécoslovaque a voyagé jusqu’en Ukraine la semaine dernière.
Depuis maintenant vingt-et-un mois, les Ukrainiens résistent à l’armée russe. Et depuis le début de leur combat pour l’indépendance de leur pays, ils sont soutenus par ce projet « Mémoire de la nation » qui, en moins de deux ans, a permis l’envoi pour quelque 500 millions de couronnes d’aide en Ukraine. La semaine dernière encore, ses volontaires ont mené à bien un énième convoi humanitaire. Mais cette fois, en plus du matériel « habituel » (comprenant des ambulances de secours, des centaines de trousses de premiers soins, un véhicule pour le transport des blessés, du matériel pour les auxiliaires médicaux, des drones de reconnaissance, des lampes électriques ou encore des vêtements d’hiver provenant d’une collecte publique), ils ont également emporté avec eux un objet spécial : un drapeau marqué du sang des hommes qui sont morts en défendant la Radio tchécoslovaque en août 1968.
Le drapeau en question appartient à Petr Maišaidr, un scout âgé aujourd’hui de 83 ans. Encore jeune homme en 1968, il s’était rendu à la Radio tchécoslovaque le 21 août. À l’époque, les Pragois tentaient de défendre le bâtiment situé – comme il l’est toujours aujourd’hui - dans la rue Vinohradská. Dans les combats contre les soldats des forces d’occupation, plusieurs personnes ont alors perdu la vie en tentant de défendre la liberté d’expression que permettait la diffusion des émissions sur les ondes.
Avec d’autres Pragois, Petr Maišaidr a d’abord essayé de renverser un tramway pour former une barricade afin d’empêcher le passage des chars. Puis, lorsque les soldats ont commencé à tirer, il a soigné les blessés. Dans un témoignage pour la Radio tchèque diffusé pour le 50e anniversaire de l’écrasement du Printemps de Prague, il avait expliqué comment l’invasion soviétique était devenue un moment décisif de sa vie :
« Je suis descendu dans la rue et me suis rendu jusqu’au siège de la radio en tant que scout. Lorsque j’ai vu les morts devant la radio, je me suis dit que le drapeau n’était pas seulement un attribut de l’État, mais aussi un symbole de la liberté nationale. Et comme mon drapeau était resté quelque part dans la rue, je suis allé au centre d’agitation le plus proche, j’y ai décroché un autre drapeau que j’ai trempé dans le sang de quatre personnes, mortes, abattues, étendues sur le passage. J’ai pensé que ce drapeau devait devenir le symbole de ma troupe, et que c’était sur lui que les scouts devaient prêter serment. Et c’est effectivement ce qui s'est passé depuis. »
Petr Maišaidr a ensuite signé la Charte 77, une pétition des dissidents opposés au processus dit de « normalisation » de la société, et a également dirigé un groupe de scouts, ce qui, à une brève exception près entre 1968 et 1970, était illégal dans la Tchécoslovaquie socialiste. Ces scouts ont continué à prêter serment sur le drapeau couvert du sang des défenseurs de la Radio même après novembre 1989 et la fin du régime communiste.
Ces dernières années, le drapeau était rangé dans une valise chez les Maišaidr. Et il serait probablement resté dans l’armoire sans une initiative du colonel Otakar Foltýn, du Bureau chargé des affaires militaires du président de la République, qui était au courant de son existence et a donc demandé aux Maišaidr d’accepter de le prêter pour les besoins de la cause :
« Ce drapeau est tellement symbolique et résume tellement bien le fait que ces gens en août 1968 ont essayé d’affronter les chars à mains nues, comme l’ont fait les civils ukrainiens en février de l’année dernière, que nous nous sommes dit que c’était exactement ce qui illustre le destin commun des Tchèques et des Ukrainiens face à l’agression russe. »
L’équipe de volontaires tchèques, dont faisait partie le colonel Foltýn, est passée par Lviv pour se rendre à Zborov, théâtre de la bataille victorieuse des légionnaires tchécoslovaques en 1917. Leur destination finale était Kyiv, où ils ont rencontré des scouts ukrainiens. Ceux-ci ont alors ajouté leur ruban au précieux drapeau tchécoslovaque.
Les Tchèques sont ainsi symboliquement revenus à l’endroit même où sont nées les unités qui ont participé à la fondation de l’État tchécoslovaque indépendant. L’expédition tchèque s'est arrêtée avec le drapeau à Boutcha et Irpin et l’a emmené jusqu’au front près de la ville de Vouhledar, dans l’oblast de Donetsk, où il a été présenté aux soldats ukrainiens.