Invasion de 1968 : un film et des archives sonores pour mettre en lumière le rôle héroïque de la Radio tchécoslovaque

Le bâtiment de la Radio tchécoslovaque en août 1968

Très attendu, tourné en partie dans le bâtiment de la Radio tchèque qui est également co-productrice, le film Vlny (Ondes) de Jiří Mádl est sorti en salles le 15 août : il retrace les mois ayant précédé l’invasion soviétique d’août 1968, où les émissions de la Radio tchécoslovaque ont changé de ton, confronté des hommes politiques communistes – jusqu’au président Antonín Novotný – à leurs contradictions, montré qu’il était possible d’exprimer un esprit critique dans un pays qui n’avait connu que la censure depuis 1948. Un court épisode de liberté qui s’achèvera peu à peu après l’arrivée des chars soviétiques, non sans avoir tenté de maintenir des émissions libres en pleine occupation. Avec Tomáš Dufka, chargé des archives sonores à la Radio tchèque dont nous écouterons quelques extraits de l’époque, on revient sur cette période où la liberté d’expression était à nouveau de rigueur.

Tomáš Dufka, vous êtes historien de formation et directeur du département de la recherche et de la bibliothèque de la Radio publique tchèque. Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de vous accueillir pour parler des archives sonores de la radio qui recèlent de nombreuses pépites. Il se trouve que votre service dont une des tâches est également de numériser toutes les bandes sons a retrouvé récemment des archives inédites: de quoi s’agit-il exactement ?

Tomáš Dufka | Photo: Khalil Baalbaki,  ČRo

« Il s’agit d’un programme assez révolutionnaire qui date de 1968. On a longtemps cru que ce programme était perdu. Heureusement ce n’était pas le cas : grâce aux auditeurs qui enregistraient les émissions au printemps 1968, on a pu retrouver sa trace. Ce programme s’appelait ‘Písničky s telefonem’ – ce qui signifie ‘chansons au – ou avec le téléphone’. Le titre a un double sens : en réalité c’était de la politique, des interviews, avec des chansons à côté. Comme c’était une époque de censure, les chansons faisaient passer le programme pour quelque chose de plus léger qu’il ne l’était. C’était révolutionnaire, parce que si on regarde l’histoire de la radio des années 1920 jusqu’à 1989, on a du mal à trouver des programmes qui étaient diffusés en direct, tout était écrit et préparé. Pourtant au printemps 1968 ça a été fait, et ce programme en est l’exemple le plus marquant. En retrouvant ces programmes ‘Písničky s telefonem’ et en les archivant, on peut désormais les utiliser pour montrer la réalité de la radio en 68. »

Il faut replacer cette émission dans son contexte très particulier : celui du Printemps de Prague, de la libéralisation du régime communiste. Plusieurs voix, plusieurs personnalités sont passées derrière le micro pour cette émission : Věra Šťovíčková, Milan Weiner, Jiří Dienstbier ou Sláva Volný… Que peut-on dire de ces journalistes ?

Věra Šťovíčková | Photo: APF ČRo

« A l’époque c’était des stars, c’était les étoiles du journalisme tchécoslovaque. Il faut dire qu’en 1968 la radio était bien plus importante qu’aujourd’hui, donc tout le monde connaissait les personnes de ces rédactions. Ils avaient tous passé du temps à l’étranger où ils avaient été correspondants. En revenant 1968, ils ont pu faire la comparaison entre la Tchéquie et le reste du monde. Avec leurs expériences à l’étranger, beaucoup ont changé de perspective quant au régime communiste. Par exemple, quand Věra Šťovíčková a commencé la radio au début des années 1950, elle était une jeune journaliste très staliniste, très enthousiaste face au communisme. Après son expérience de correspondante à l’étranger, en Afrique notamment, elle a commencé à souhaiter une réforme du socialisme : elle est toujours communiste, mais elle est aussi devenue réformiste. »

Věra Šťovíčková et Milan Weiner  (à droite) | Photo: APF ČRo

Ces personnalités sont au cœur du film Vlny (Ondes en français) du réalisateur Jiří Mádl qui est sorti en salles le 15 août et qui plonge le spectateur dans cette période : celle où les journalistes de la Radio tchécoslovaque, même si certains étaient eux-mêmes communistes comme Milan Weiner, étaient en quête de davantage de liberté d’expression. Milan Weiner notamment est connu pour avoir réussi à imposer d’avoir recours à des agences de presse étrangères comme AFP ou Reuters et pas seulement l’agence de presse tchèque ČTK ou l’agence soviétique TASS.

Jiří Dientsbier en 1964 | Photo: Petr Böhm,  APF ČRo

« Dans ses mémoires et dans certains entretiens Jiří Dienstbier (futur ministre des Affaires étrangères après 1989, ndlr) se souvenait que cette nécessité de confronter les informations de ČTK et TASS, s’est faite sentir bien avant 1968. Cette tendance avait commencé lors de la crise de Cuba, au début des années 1960. Ils n’avaient pas seulement recours à l’AFP pour confronter les sources russes ou tchécoslovaques, mais aussi à des agences de presse africaines par exemple. Cette époque, c’est aussi le début de la fin de la censure : la radio avait cet avantage de diffuser des programmes en direct et la censure dans ce cas était toujours en retard. C’était son avantage, au contraire de la presse qui doit passer par la case imprimerie. Notamment dans les programmes de la nuit ou de la soirée, Jiří Dienstbier racontait qu’ils diffusaient des informations plus sensibles dans les émissions de nuit. »

Revenons à cette émission ‘Písničky s telefonem’ – une des bandes sons que vous avez retrouvée est également mise en scène dans le film. C’est un moment particulièrement croustillant où le présentateur Milan Weiner passe sur le gril un communiste pur sucre, un certain Juraj Záruba. Là, Milan Weiner le place face à ses contradictions et le confronte au fait que les élections des vingt dernières années ont été manipulées. A l’heure des fake news et de la vérité alternative, c’est finalement une séquence qui est très actuelle…

'Písničky s telefonem',  Věra Šťovíčková,  Jiří Dienstbier,  Sláva Volný | Photo: APF ČRo

« Aujourd’hui avec les réseaux sociaux, on peut dire tout ce qu’on veut et s’exprimer sans être confronté à du contradictoire par les médias. Dans les années 1960, la radio était le média numéro un. Ce qui s’est passé dans cette interview est assez incroyable. Pour l’équipe de rédaction de Milan Weiner, la confrontation c’était la méthode : travailler avec des adversaires, discuter avec eux et finalement montrer que leurs arguments étaient un peu vagues. Mais dans ce cas-là..., c’était quelque chose de vraiment très inédit. Aujourd’hui ça n’arrive plus. »

On écoute un morceau de cette incroyable confrontation entre Milan Weiner et le camarade Juraj Zaruba… Quelles réactions y a-t-il eu lieu après cette émission ?

Milan Weiner | Photo: APF ČRo

« Dans les archives de la radio, nous conservons les appels à Milan Weiner, après cette émission. Donc on peut entendre la réaction des auditeurs, c’était non seulement les citoyens tchécoslovaques, mais aussi des collègues de la radio. Tout le monde voulait donner son avis ! »

Le film Vlny montre le rôle fondamental joué par la radio comme média et principale source d’information qui a regagné en légitimité et crédibilité au cours des derniers mois sans censure, et aussi le rôle des journalistes tchécoslovaques pendant l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en août 1968 : pouvez-vous nous rappeler comment ils sont parvenus à maintenir la diffusion en dépit du fait que le bâtiment de la Radio ait été pris d’assaut par les soldats soviétiques et que tout ait été tenté pour brouiller les ondes ?

« Le plan des occupants soviétiques et de certains de leurs camarades du parti communiste tchécoslovaque était de couper les ondes et de diffuser le programme Vltava, une station propagandiste diffusée depuis Dresde en Allemagne de l’Est. Ils sont en effet parvenus à couper les ondes dans la nuit. L’émission se terminait normalement à deux heures du matin, or pour les journalistes, il fallait absolument annoncer que l’occupation avait commencé avant deux heures car après les ondes ont été coupées. »

Věra Šťovíčková  (centre) et Jan Petránek  (à droite) dans la studio en 1968 | Photo: APF ČRo

D’ailleurs dans ces archives, on entend notamment Věra Šťovíčková très émue, annoncer à la population que les troupes ont franchi la frontière…

Věra Šťovíčková | Photo: Archives de Věra Šťovíčková/Paměť národa

« Exactement. Ils ont pu l’annoncer, ensuite les ondes ont été coupées. Toutefois, grâce à la pression des représentants politiques sur le service technique, elles ont pu reprendre à quatre heures du matin. Vers neuf heures du matin, le 21 août, les occupants sont entrés dans le bâtiment et ont commencé à chercher d’où on émettait. Grâce au talent des techniciens, grâce à beaucoup de hasard aussi, on a réussi, dans ces heures critiques, à diffuser les émissions de la Radio tchécoslovaque. C’était très important de calmer le public et de diffuser l’information qu’il ne s’agissait pas d’une invitation du parti communiste mais d’une réelle occupation. On a réussi à diffuser depuis le bâtiment central de la rue Vinohradská, mais aussi depuis des studios dans d’autres quartiers de la ville.  Et ce, non seulement ce 21 août 1968 mais aussi pendant encore une dizaine de jours après le début de l’occupation. »

'Vlny' | Photo: Dawson Films

Milan Weiner a succombé à un cancer du cerveau le 25 février 1969, ironie de l’histoire puisque c’était le 21e anniversaire de la prise du pouvoir du parti communiste en Tchécoslovaquie… Mais que sont devenus les autres journalistes?

« Ils ont été licenciés de la radio en 1969 ou début 1970. Très souvent, ils se sont retrouvés à faire des travaux ouvriers, parce que personne ne voulait les embaucher. Ils sont nombreux à avoir signé la Charte 77 et ont fait partie des  personnalités de gauche dans ce mouvement d’opposition. Dans les années 1990, beaucoup sont entrés en politique, certains sont devenus ministres, ou bien ils sont revenus travailler à la radio pour la fin de leur carrière professionnelle. Tous sont devenus des personnages très importants pour l’histoire de la Tchéquie libre, après 1989. »

Rédaction de la vie internationale  (Redakce mezinárodního života) en 1968,  Šťovíčková et Weiner au centre | Photo: APF ČRo