Sur les traces de sainte Ludmila, première princesse chrétienne de Bohême
Ce jeudi 16 septembre, les Tchèques commémorent le 1100e anniversaire de la mort de la princesse Ludmila, première sainte de Bohême et une des grandes figures de l’aube de l’histoire tchèque. Que savons-nous sur la vie, le parcours et le caractère de cette femme exceptionnelle, considérée, au même titre que son petit-fils, le duc Venceslas, comme la sainte patronne de la nation tchèque ?
La principale église de République tchèque consacrée à sainte Ludmila se trouve sur la place de la Paix, au centre de Prague. Le majestueux monument néo-gothique domine, depuis la fin du XIXe siècle, le quartier de Vinohrady, littéralement le quartier « des vignobles », puisqu’au Moyen Age, on y cultivait effectivement la vigne. Ce n’est donc pas un hasard que la principale église du quartier « des vignobles » soit dédiée à celle qui est également réputée comme la sainte patronne des vignerons.
Car Ludmila serait née autour de l’an 860 à Mělník, dans une autre région viticole de Bohême centrale. La ville située au confluent de l’Elbe et de la Vltava organise chaque année des fêtes des vendanges en son honneur.
Mais les principales célébrations de la fête de sainte Ludmila se déroulent chaque année, à la mi-septembre, dans un autre endroit encore, à Tetín à quelques kilomètres au sud-ouest de Prague. C’est sur ce site qu’a vécu Ludmila après la mort de son mari Bořivoj, le premier duc de la dynastie tchèque des Přemyslides, et c’est ici qu’elle a été assassinée le 15 septembre 921 par des tueurs à gage qui auraient été à la solde de sa belle-fille et rivale, Drahomíra.
L’époux de Ludmila était le premier souverain chrétien de Bohême. Elevés dans le paganisme, Ludmila et Bořivoj se sont fait baptiser en couple à l’âge adulte, avant de contribuer à la propagation du christianisme dans leur pays. Sous leur règne ont été par exemple édifiées les toutes premières églises en Bohême, à savoir l’église consacrée à saint Clément à Levý Hradec et la basilique Saint-Georges au Château de Prague.
Selon l’historien Jakub Izdný, co-auteur d’une nouvelle monographie consacrée à sainte Ludmila, l’adoption du christianisme avait la même importance pour l’Etat tchèque médiéval que l’accès à l’Internet pour nous aujourd’hui : grâce à Ludmila et Bořivoj, les Tchèques se sont « connectés » au réseau culturel européen, décisif pour l’évolution du vieux continent dans les siècles suivants.
Mais plus que son mari, c’est le petit-fils de Ludmila, saint Venceslas, qui est entré dans l’histoire, à ses côtés, comme fondateur de l’Etat tchèque chrétien, comme l’explique Petr Kubín, historien et professeur à la Faculté de théologie catholique de l’Université Charles à Prague :
« Sainte Ludmila est aussi appelé ‘la mère de la nation tchèque’. Elle-même et son petit-fils Venceslas symbolisent l’identité chrétienne des Tchèques. C’est un duo fondateur de l’Etat tchèque, car avant l’adoption de la foi chrétienne à la fin du IXe siècle, les Tchèques n’avaient pas d’Etat proprement dit. Ils étaient considérés comme une tribu. L’Etat tchèque a été créé dans une certaine mesure sur le modèle des fondateurs de l’empire romain chrétien, Hélène et Constantin, mais quelques siècles plus tard. »
La conversion au christianisme du couple princier Bořivoj et Ludmila, était-elle en premier lieu un acte politique ? Avait-elle également une dimension plus personnelle, spirituelle ?
« La politique a joué certainement un rôle très important. Si les Přemyslides qui régnaient sur la Bohême n’avaient pas adopté la foi chrétienne, leur Etat aurait disparu : il aurait été soit rattaché au royaume des Francs à l’ouest, soit à la Grande-Moravie à l’est. C’est d’ailleurs en Moravie que le couple princier a été baptisé. Je pense que Ludmila et son époux pouvait aussi avoir une motivation personnelle pour cela, que leur foi était sincère, nous n’avons aucune raison d’en douter, même si les sources historiques n’en parlent pas. »
Les légendes font figure de la principale source d’information sur la vie de la première princesse chrétienne de Bohême, de son mari et de leurs deux fils, les ducs Spytihněv et Vratislav. Elles nous racontent qu’après la mort de Bořivoj, puis de Vratislav, le jeune héritier du trône, Venceslas, est confié aux soins de sa grand-mère Ludmila. Dans l’esprit des Tchèques, leurs deux saints patrons, Ludmila et Venceslas, étaient très proche l’un de l’autre. Voici l’avis de l’historien Petr Kubín :
« D’après la plus ancienne légende sur saint Venceslas, Ludmila lui a appris à écrire et lire en langue slave. Je rappelle qu’au début du Xe siècle, il existait une double culture en Bohême : la culture latine et slave, héritée de nos ancêtres originaires de la Grande-Moravie. Elle lui a donc appris l’alphabet cyrillique. Puis, la légende de Christian nous raconte qu’après la disparition soudaine de Vratislav, c’est sa femme Drahomíra qui a assumé le pouvoir, son fils et prince héritier Venceslas étant encore trop jeune. C’est alors Ludmila qui a été chargée de l’éducation de Venceslas et de son frère Boleslav. C’est tout ce que nous savons avec certitude. Les légendes évoquent un lien étroit entre Ludmila et son petit-fils Venceslas, mais il ne faut pas oublier que ces textes, censés promouvoir le culte des saints, pouvaient intentionnellement accentuer ou idéaliser certaines choses. »
Telle est aussi le cas de la légende de Christian qui représente une source d’information précieuse sur la vie de sainte Ludmila et de Saint Venceslas. Elle nous raconte entre autres les circonstances mystérieuses de la mort martyre de sainte Ludmila dans la place-forte de Tetín, où elle a été étranglée avec son propre foulard par deux assassins. Le meurtre a été orchestré par Drahomíra, la mère du jeune Venceslas, alors âgé d’environ 14 ans, une femme qui entretenait une relation visiblement très compliquée avec sa belle-mère.
Le culte de sainte Ludmila né au Château de Prague
Mais l’authenticité de cette légende, entourée elle-même de mystère, est, depuis le XVIIIe siècle déjà, au cœur d’un débat des scientifiques. Petr Kubín y participe également :
« Nous, les historiens, nous ne pouvons toujours pas nous mettre d’accord sur les origines de la légende de Christian. Son auteur, qui se présente comme l’oncle de saint Adalbert, l’archevêque de Prague, dit l’avoir écrite au Xe siècle. Mais certains chercheurs, dont moi-même, l’estiment beaucoup plus tardive. Personnellement, je pense qu’elle date de la moitié du XIIe siècle, où le culte de sainte Ludmila s’est diffusé dans le diocèse de Prague, et par conséquent dans toute la Bohême, à partir de son foyer d’origine au sein du cloître Saint-Georges à Prague. »
C’est en effet plus de 200 ans après la mort martyre de Ludmila que son culte est formellement reconnu par l’évêque de Prague Daniel 1er qui fait déposer ses reliques dans les autels des églises de son diocèse. Ce culte est né dès le Xe siècle grâce à une autre figure féminine importante au sein de la dynastie des Přemyslides, à savoir Mlada, l’abbesse du cloître Saint-Georges au Château de Prague, où Ludmila a été inhumée.
« Mlada avait besoin d’une sainte patronne pour son cloître de bénédictines qui venait d’être fondé à Prague. Elle a opté pour Ludmila, son arrière-grand-mère. Ce lien familial a aussi permis à Mlada de renforcer sa position à la tête de cette institution. »
Sainte Ludmila a donc été longtemps vénérée uniquement au sein du cloître, où repose aujourd’hui encore le corps de la première princesse de Bohême, tandis que son crâne est déposé à la cathédrale Saint-Guy. Les ossements de Ludmila étaient enveloppés dans des tissus précieux qui remontent à une période située entre le Xe et le XIIe siècle et se sont conservés jusqu’à nos jours.
Ces dernières années, une reconstitution du visage de sainte Ludmila a été effectuée et les anthropologues ont annoncé qu’elle souffrait probablement d’hyperostose frontale, une pathologie qui se manifeste par des migraines et des insomnies. Petr Kubín reste toutefois plutôt critique vis-à-vis de ces hypothèses :
« Je sais que ces études existent, mais je m’en méfie un peu, car souvent, les médecins qui les effectuent ne connaissent pas le contexte historique. De même, les visages reconstitués me paraissent toujours très artificiels. Selon les sources, Ludmila est morte à 61 ans, ce qui est un âge élevé pour son époque. Sinon, les légendes diffusent des clichés, à savoir que c’était une femme pieuse, une grand-mère attentive, qu’elle s’occupait des veuves et des orphelins. Nous savons qu’elle a participé indirectement au pouvoir pendant de longues années, puisqu’elle était toujours aux côtés de son mari, de ses fils et enfin de son petit-fils. On peut donc supposer que c’était une femme plutôt énergique. Les légendes racontent qu’elle a eu six enfants en tout, trois garçons et trois filles. Mais là encore, il faut savoir que trois est un chiffre chargé de symboles dans la Bible. Donc six ne désigne pas le nombre exact, mais cela veut dire plutôt qu’elle avait ‘beaucoup d’enfants’. »
Parmi les endroits liés à la vie et au culte de sainte Ludmila, il en existe deux qui tiennent à cœur à Petr Kubín :
« J’aime beaucoup la basilique Saint-Georges au Château de Prague. Le tombeau de sainte Ludmila est un lieu exceptionnel, chargé d’histoire et doté d’une énergie particulière. Et puis, j’aime aller à Tetín. C’est aussi un endroit magnifique, situé sur un rocher qui surplombe la rivière Berounka. »
Ce samedi se déroulera à Tetín, près de Beroun, en Bohême centrale, un pèlerinage national en l’honneur de sainte Ludmila, avec au programme une messe, des concerts et autres manifestations culturelles.