1) En Tchéquie, une architecture circulaire monumentale plus ancienne que Stonehenge
En tchèque, on les appelle « rondely », une dénomination qui évoque le terme « rond » en français, et en effet, ces quelques dizaines de vestiges préhistoriques retrouvés un peu partout en Europe centrale se caractérisent avant tout par leur aménagement en cercle. Il y a 7 000 ans, des hommes et des femmes ont édifié et ont entretenu de monumentales enceintes à fossés concentriques, bien avant que ne voient le jour les mégalithes de Stonehenge ou les pyramides d’Egypte. Les restes d’une quarantaine de ces enclos préhistoriques ont été retrouvés sur le territoire tchèque. Cette architecture fascinante qui suscite plus de questions qu’elle ne donne de réponses est l’objet du premier épisode de notre série archéologique.
A quoi pensaient les hommes et les femmes qui, il y a 7 000 ans de cela, se rassemblaient au sein de ces monumentales enceintes à fossés multiples dont on a retrouvé les traces un peu partout en Europe centrale ? Quelles idées ont présidé à l’impulsion menant à leur construction ? Ces premiers agriculteurs du Néolithique y rendaient-ils hommage à des dieux ? Faut-il chercher dans ces architectures en cercle orientées une dimension astronomique ? Ou ces enclos n’étaient-ils qu’un simple lieu permettant de souder une communauté ? Ou encore un lieu multifonctionnel permettant un peu tout cela à la fois ? Une chose est sûre l’archéologie nous permet de poser de nombreuses questions, et il faut parfois humblement savoir se contenter de réponses hypothétiques, d’un éventail d’explications possibles.
Soulever des questions, tenter de trouver des interprétations, c’est comme pour tous les archéologues le pain quotidien de Jaroslav Řídký, spécialiste du Néolithique et notamment de l’architecture monumentale en Europe centrale, et membre de l’Académie des Sciences. Il nous explique tout d’abord quelles étaient les caractéristiques de ces enceintes à fossés, ces fameux « rondely » :
« Ces enceintes sont en fait des vestiges d’architecture circulaire, dont il ne reste aujourd’hui que des empreintes au sol. Il s’agit de fossés circulaires et d’extensions internes, plus petites, que nous appelons ‘fosses à palissades’, ou nous avons retrouvé des empreintes des poteaux, que nous appelons ‘trous de poteau’. Ces édifices sont toujours disposés en cercle : il y a des entrées qui mènent au centre du système, deux, trois, quatre parfois plus, mais quatre entrées est le modèle le plus courant. Ces ensembles pouvaient atteindre un diamètre allant de 30 à 240 mètres, avec des tranchées au nombre de une, deux, trois, et très rarement quatre. Les types d’enceintes les plus courantes se situent entre 60 et 80 mètres. On les trouve disséminées sur une zone assez vaste, allant de l’Allemagne de l’Ouest, en passant par la République tchèque, la Pologne et le sud-ouest de la Slovaquie, l’ouest de la Hongrie et l’Autriche. Elles apparaissent à la même période, dans la première moitié du Ve millénaire avant Jésus-Christ. Ce qui est également intéressant avec ces édifices, c’est qu’on les retrouve à cheval sur plusieurs cultures archéologiques. »
Quand l’archéologie aérienne révolutionne la recherche
Les premières découvertes de ces enceintes à fossés remontent à la seconde moitié du XIXe siècle. A cette époque de grand boom tous azimuts de l’archéologie, une discipline alors encore à cheval entre la recherche amateur et l’approche scientifique, personne ne sait – ou ne parvient réellement à comprendre de quoi il retourne. Les vestiges sont à l’époque interprétés comme des édifices défensifs ou comme des enclos à bétail.
Les années 1980 et 1990 représentent une véritable petite révolution dans la mise au jour des enceintes circulaires : d’abord grâce à l’archéologie aérienne, et depuis peu grâce aux drones, plus légers, faciles d’utilisation et surtout moins coûteux :
« Par voie aérienne, il y a plusieurs manières de détecter la présence de ces enceintes. Par exemple, dans les champs, lorsque mûrissent les céréales, le colza, on remarque qu’aux endroits où se trouvent des vestiges sous la surface, les céréales prennent plus de temps à mûrir, ou alors il y a des épis plus hauts ou plus courts qu’ailleurs. Il y a des différences en termes de structure du terrain, on y remarque des contrastes avec le milieu environnant. Là où se trouvait un édifice qui s’est retrouvé enfoui, le sol est plus sombre au niveau des remblais. Ou alors, même si c’est plus rare comme phénomène, lorsqu’il a neigé et que la neige se met à fondre, elle reste plus longtemps à ces endroits. Nous avons fait plusieurs découvertes récentes, et pas seulement sur notre territoire. En Autriche, par exemple, grâce au balayage du sol au scanner, nous pouvons retrouver de nombreux édifices. Il s’avère que certains de ces édifices circulaires se sont conservés sous forme de monticules, ce qui est une découverte récente. Cela permet d’éclairer un peu le fonctionnement de ces enceintes, de savoir ce qu’il est advenu de la terre qu’ils ont déterrée au moment où ont été creusés les fossés. Plusieurs théories ont été avancées, mais nous savons maintenant qu’il s’agissait de monticules conservés à l’extérieur des fossés, ce qui donnait un effet visuel à l’ensemble du site. »
Environ 200 sites dans toute l’Europe centrale
Parce que l’essentiel des structures de ces enceintes circulaires étaient en bois, les fouilles archéologiques ne peuvent révéler que les négatifs des poteaux, probablement placés côte à côte, bien serrés les uns contre les autres dans les rainures circulaires intérieures.
Matériau peu pérenne, le bois, lui, a disparu dans la nuit des temps. On suppose ainsi que les fossés bordés de monticules résultant du déblaiement enserraient des palissades internes qui pouvaient atteindre jusqu’à deux mètres de hauteur, fermant visuellement la zone centrale de l’enclos à l’observateur extérieur.
Environ 200 enceintes circulaires à fossés ont été mises au jour en Europe centrale dont une quarantaine rien qu’en République tchèque. Si en Allemagne, le célèbre cercle de Goseck, dans le Land de Saxe-Anhalt, a fait l’objet d’une reconstitution à l’intention du grand public, ce n’est malheureusement pas le cas en Tchéquie. Pourtant, le territoire tchèque a révélé d’impressionnants vestiges de ces édifices préhistoriques :
« En Tchéquie, il n’existe pas d’enceinte circulaire qui soit conservée de manière visible dans le paysage. Mais des traces, des vestiges, il y en a à plusieurs endroits. J’en mentionnerais deux. Lors de la construction du contournement de Kolín, trois enceintes de ce types ont été découvertes, dont l’une est la plus grande d’Europe centrale. Elle faisait jusqu’à 240 mètres de diamètre. Il y avait trois tranchées creusées, entièrement achevées, et la quatrième n’était pas terminée, mais si elle l’avait été, nous aurions ainsi eu un ensemble grand de 240 mètres. Il y avait quatre entrées préservées dans le centre et c’était clairement le plus grand édifice de ce type en Europe centrale. On appelle même cela un méga-enclos. Autre fait intéressant : à une cinquantaine de mètres de là, une autre enceinte a été construite à peu près à la même époque, mais cette fois avec un seul fossé. Là encore, elle avait quatre entrées, mais elles étaient placées à des endroits légèrement différents de ceux de son immense voisine. Puis je mentionnerais certainement l’enceinte de Třebovětice dans le district de Jičín : on l’a retrouvée en forêt, préservée grâce aux monticules, dont l’existence a fait l’objet d’un débat entre experts au cours des trente à quarante dernières années. Pour autant que je sache, il y a environ quatre édifices de ce type dans toute l’Europe centrale. Trois d’entre eux se trouvent en Autriche et l’un se trouve ici en Tchéquie. »
Le témoignage d’un savoir-faire
Ces enceintes circulaires à fossés ont commencé à être édifiées et utilisées vers -4 800 avant Jésus-Christ, et leur déclin progressif est à dater d’environ 150 à 200 ans plus tard. C’est donc sur une très courte période, correspondant à quelques générations à peine, que des hommes et des femmes, sédentarisés depuis un millénaire, ont ainsi éprouvé le besoin de se mobiliser – et en masse au vu de la monumentalité des édifices – pour mettre en œuvre ces grands enclos.
Comme souvent au fil de l’Histoire, l’aspect colossal du site ne peut que forcer à l’humilité l’observateur contemporain – loin des clichés qui, faute de traces écrites, ont longtemps prévalu sur la Préhistoire et sur ses peuples considérés comme « primitifs », il faut relire cette période à l’aune de ce que ceux-ci nous ont laissé : des édifices bâtis avec des techniques sans doute rudimentaires à nos yeux habitués aux technologies de pointe, mais qui l’ont été par des hommes et des femmes mus par une volonté d’accomplir un projet collectif, une volonté assez forte pour dépasser d’éventuelles limites matérielles et physiques. Ces vestiges sont bien la preuve d’un véritable savoir-faire.
L’archéologie expérimentale nous permet d’ailleurs de soulever des hypothèses sur la durée de construction des enceintes et le nombre de personnes impliquées à ces travaux. En Basse-Autriche, une de ces enceintes a été reconstruite sur le site de Schletz : les tentatives de refaire à l’identique avec les techniques supposées de l’époque montrent que la construction devait être de l’ordre de deux ou trois ans, en fonction de la taille de l’édifice, et que 100 à 200 personnes ont dû travailler sur le chantier – tout en devant gérer par ailleurs les activités quotidiennes de leur vie ordinaire.
Pour construire les palissades, des centaines, voire des milliers d’arbres ont dû être abattus, transportés, levés, plantés et placés côte à côte. Tout ceci suppose une véritable organisation avec possiblement, une ou plusieurs personnes ayant réfléchi au préalable à la conception de l’ensemble. On est donc loin, bien loin des idées préconçues sur les populations d’avant l’invention de l’écriture.
« Pour essayer de les comprendre, nous pouvons fonctionner par analogie avec d’autres cas de figure dans d’autres territoires et nous pouvons nous appuyer sur l’anthropologie sociale et culturelle. Construire un tel édifice a dû nécessiter une organisation et a dû prendre un certain temps : ceci indique des tentatives d’imposer une forme de pouvoir, mais ce n’est pas forcément selon des modèles que nous avons en tête aujourd’hui avec quelqu’un qui aurait essayé de contrôler les populations locales et d’acquérir des richesses, du pouvoir, etc. Il devait exister différents types de systèmes sociaux, comme nous le savons grâce à l’anthropologie culturelle, et certains d’entre eux n’existent peut-être même plus aujourd’hui. »
Même à des périodes différentes et éloignées d’entre elles, l’imaginaire de ces populations a par ailleurs été marqué par la figure géométrique du cercle que l’on retrouve ailleurs dans le monde, un des exemples monumentaux les plus fameux étant les pierres levées des îles britanniques, le cercle de Stonehenge en tête. Pourtant, les enclos à fossés d’Europe centrale se révèlent uniques en leur genre par leur ancienneté sur notre continent :
« La période néolithique s’est déroulée de manière différenciée selon les régions d’Europe. Nous savons que dans le sud de l’Europe, en Méditerranée et dans les Balkans, nous trouvons des preuves de l’existence de sources de nourriture issues de la domestication au VIIe siècle avant Jésus-Christ. En Europe centrale, c’est vers 5 500 avant J.-C. En Europe du Nord et du Nord-Ouest, c’est toujours 500 ans plus tard. Les enceintes à fossés sont les plus anciens témoignages d’architecture de toute l’Europe. Les bâtiments mégalithiques et les célèbres ‘henges’ des îles britanniques sont beaucoup plus récents. Le site de Stonehenge par exemple est 1 500 ans plus récent que nos enceintes à fossés d’Europe centrale. Le symbolisme du cercle a toujours incité les archéologues à diverses interprétations mais il reste difficile de confirmer ou d’infirmer celles-ci aujourd’hui. Nous connaissons des édifices d’architecture circulaire bien plus anciens, au Proche-Orient et qui remontent à la première moitié du Xe millénaire avant Jésus-Christ. C’est donc 5 000 ans avant ces enceintes à fossés. Dans le sud-est de la Turquie, des chercheurs se posent les mêmes questions : il s’agissait probablement de sortes de temples, bâtis en pierre et non en bois comme les enceintes qu’on trouve chez nous. »
Lieu de culte, lieu de sociabilité
Il faut donc imaginer ces sites du Néolithique d’Europe centrale, comme à Kolín, Třebovětice ou Bylany, où convergeaient les habitants de différentes implantations humaines alentour, plutôt comme des sanctuaires, des lieux de rassemblement tout à la fois rituels et sociaux, les deux fonctions n’étant pas incompatibles si l’on pense à celles d’un édifice religieux jusqu’à nos jours.
Du lien social créé par la mise en commun du savoir-faire et des forces physiques avec pour but de créer un sanctuaire servant à la collectivité élargie, découle le lien social né, ensuite, de l’utilisation rituelle du site – même si là, les détails de toute espèce de cérémonie ou de rassemblement qui a pu s’y dérouler restent impossibles à déterminer :
« Une chose est sûre, les entrées des enclos circulaires étaient orientées. Les archéologues travaillent donc avec des astronomes qui examinent l’orientation de ces entrées et qui peuvent dire que ces entrées n’ont pas du tout été construites au hasard. Celles-ci sont par exemple orientées en direction de certaines formations naturelles dans le paysage. En outre, à certains moments de l’année, par exemple à l’équinoxe de printemps ou lors du solstice, le soleil se lève ou se couche à un moment précis dans l’axe de ces ouvertures. On peut donc supposer que ces édifices avaient une fonction rituelle. A cette fonction rituelle, il faut ajouter une fonction qui ne fait probablement plus de doute aujourd’hui, c’est la fonction sociale. Le rituel social a donc permis de rassembler dans cet endroit un grand nombre de personnes, provenant probablement d’une zone plus étendue : on suppose en effet que le nombre de personnes vivant dans une seule bourgade était insuffisant pour réaliser et mettre en œuvre un édifice de ce type. Des gens d’autres lieux alentour ont dû y participer. »
7 000 ans plus tard les archéologues tchèques qui fouillent ces sites préhistoriques doivent travailler avec ce que le temps écoulé nous a laissé : des empreintes au sol, ombres du passé, images en négatif d’édifices disparus, des vestiges de déchets qui ont servi à remplir les fossés circulaires, des tessons de poteries et d’objets dont on peut retracer l’origine parfois à des centaines de kilomètres du lieu de leur mise au jour. Des indices de ce que ces lointains ancêtres ont circulé, échangé, et donc collaboré ensemble, donnant à voir une image dynamique et créative de ces populations néolithiques qui ont jadis peuplé l’Europe centrale.
Cet article a vu le jour en collaboration avec l'Institut d'archéologie de l'Académie des Sciences de République tchèque.