Mémorial Retour des pierres : un hommage aux Juifs sans tombe
Inauguré le 7 septembre, le mémorial Návrat kamenů (Retour des pierres) rend leur dignité aux fragments de stèles juives utilisés dans les années 1980 comme pavés dans le centre de la capitale tchèque. Une œuvre de Lucie Ronová et Jaroslav Róna qui vient récompenser des années de démarches de la communauté juive de Prague.
Prague compte depuis hier un nouveau monument commémoratif pour la communauté juive qui, en Bohême-Moravie, comptait environ 90 000 personnes avant 1939. En effet, le mémorial Návrat kamenů (Retour des pierres) a été inauguré le 7 septembre au cimetière juif de Žižkov, dans le troisième arrondissement de Prague. Œuvre des artistes Lucie Ronová et Jaroslav Róna, le monument a été créé à partir des fragments de stèles juives datant du XIXe siècle qui avaient été utilisés pour paver la place Venceslas en prévision de la visite en Tchécoslovaquie du dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev, en 1987.
Conseillère responsable de la culture à la ville de Prague, Hana Třeštíková se réjouit de cet acte hautement symbolique :
« Au nom de la ville de Prague, j’aimerais dire qu’il est très important que ce tort soit enfin réparé. Je crois que peu de Pragois se doutaient que lorsqu’ils marchaient dans le centre de Prague, ils marchaient sur des pierres tombales. Mais grâce aux efforts de la communauté juive de Prague, cette injustice est maintenant réparée. Je suis heureuse que cela ait été mené à bout, et que nous puissions maintenant admirer cette œuvre d’art. »
Monde spirituel et monde matériel
Artiste tchèque connu essentiellement pour ses sculptures exposées dans l’espace public (dont la statue de Franz Kafka dans le quartier juif de Prague), Jaroslav Róna estime que ce mémorial permet de rendre leur dignité aux stèles utilisées comme pavés. Il décrit ce nouveau « lieu de contemplation, où chacun peut rendre hommage aux personnes sans tombe » :
« L’idée originale était de concevoir un mémorial qui ressemblerait aux ruines d’un bâtiment religieux après une excavation, un temple, par exemple. Le fait est que l’ancien cimetière juif de Žižkov est composé de stèles détruites ou déplacées, faites de types de pierres différentes. Je voulais donc créer quelque chose qui ne soit pas trop éloigné de ce qui est déjà ici. Lorsque j’ai commencé à réfléchir au plan, la forme circulaire centrale s’est imposée d’elle-même, et la symbolique a pris forme : le cercle bombé au centre, c’est l’œil de Dieu, la Création. Y figurent les pavés comportant des inscriptions. Les murets de plus en plus érodés symbolisent quant à eux notre monde matériel progressivement détruit. Ils sont au nombre de neuf, un chiffre qui, dans la Kabbale, représente le passage du monde spirituel au monde matériel, et inversement. Ce qui est justement symbolisé par ce lieu de repos éternel. »
« Cela n’en a peut-être pas l’air, mais d’un point de vue technique, ça a été très compliqué ! Car ce que je ne savais pas, c’est qu’à la différence des briques, les pavés ne peuvent pas être joints avec du mortier ni avec de la colle de construction : au bout de quelques années, cela prendrait l’eau et se délabrerait. Il a donc fallu forer chacun de ces pavés, et y fixer à l’aide d’ancrage chimique un fil de fer et une ossature en fer. C’est un travail inimaginable qu’ont réalisé les tailleurs de pierre avec lesquels j’ai l’habitude de travailler, avec l’aide de réfugiés ukrainiens très doués, que nous avons embauchés pour l’occasion. »
Des stèles en guise de pavement
D’après les historiens, qui se sont penchés sur leur origine, ces pierres proviendraient du cimetière juif abandonné d’Údlice, près de Chomutov, en Bohême du Nord. La communauté juive de Prague réclamait leur extraction de la zone piétonne du centre de la capitale tchèque depuis des années, mais ce n’est qu’en 2019 que les choses ont enfin bougé, comme l’explique le président de la communauté juive de Prague František Bányai :
« Le 18 novembre 2019, la ville de Prague et la communauté juive de Prague ont signé un mémorandum qui constatait que des pavés fabriqués sous le régime communiste pouvaient se trouver dans le pavement des voies publiques de la capitale, des pavés taillés à partir des stèles de cimetières juifs. Ce mémorandum a été signé juste à temps, car le 5 mai 2020, des travaux ont commencé sur la partie inférieure de la place Venceslas. Y ont été progressivement mis au jour 7 tonnes de pavés taillés dans des pierres tombales juives. Du tri au nettoyage en passant par le stockage, les acteurs impliqués dans le processus ont été nombreux ; tous doivent être remerciés, et en particulier les employés de l’entreprise de construction, qui ont désassemblé le pavement à la main, et non à la pelleteuse. Les pavés comportant des inscriptions ont par la suite été exposés à la synagogue de Jérusalem, à Prague. Le chemin a été long, mais les pierres taillées à partir de stèles ont enfin retrouvé leur place dans un cimetière. »
Une deuxième mort
Un « retour au cimetière » tout à fait justifié, d’après l’artiste Jaroslav Róna, car selon les principes du judaïsme, les pierres tombales ne devraient pas être altérées :
« Je suis bien évidemment très heureux de cette réalisation. En même temps, c’est triste de travailler avec des pierres tombales débitées… D’autant que d’après la Halakha, les tombes – y compris les pierres tombales – sont la propriété des défunts. Ce n’est pas comme dans les cimetières chrétiens, où au bout d’un certain temps, lorsque la concession est échue, la tombe est vidée et reprise par quelqu’un d’autre. Chez les Juifs, la tombe appartient au défunt, avec lequel il n’est plus possible de négocier ! Le fait de débiter une pierre tombale, c’est en quelque sorte une deuxième mort. Je me suis donc efforcé de sauver quelque chose de cette destruction, en quelque sorte. »
Jaroslav Róna a dit espérer que, dans une société « plus tolérante et plus sensible à l’héritage de la religion et de la culture juive », le mémorial Návrat kamenů serait le dernier du genre. Son aspect n’est néanmoins pas définitif, puisqu’il est prévu qu’y soient ajoutés les pavés qui seront certainement mis au jour lors des travaux de la partie supérieure de la place Venceslas. Rien que sur la partie inférieure, il en avait été trouvé 6000.