Eaux-de-vie Rudolf Jelínek : prune, pomme, poire, abricot, y en a-t-il vraiment une de trop ?

Une étiquette des années 1930

Qu’ils ne sortent leurs verres à goutte que pour les grandes occasions ou qu’ils en boivent régulièrement de façon préventive, soi-disant pour « brûler le ver », une grande majorité de Tchèques connaissent la distillerie Rudolf Jelínek. C’est que l’on trouve ses bouteilles à face plate et ronde sur toutes les étagères de bars et rayons de supermarchés de Bohême et de Moravie. Etablie en 1891 à Vizovice, paradis morave des pruniers, la marque a, depuis, bien diversifié ses vergers – et elle en propose désormais pour tous les goûts. Mais attention à ne pas abuser du traitement !

Slivovice | Photo: Norio Nakayama,  Flickr,  CC BY-NC-SA 2.0

Une étiquette originale quasiment identique pour une boisson séculaire. Qu’importent les changements de régimes politiques, de modes de gestion ou de propriétaires : l’eau-de-vie de prune Rudolf Jelínek est devenue, au fil du temps, la plus courante des marques tchèques d’alcools de fruits distillés. Son histoire remonte à 1891, lorsque Zikmund Jelínek fonde sa propre brûlerie à Vizovice. Mais au fait, pourquoi cette petite ville de la région de Zlín, à l’est de la Moravie ? Une question à laquelle répond l’historien régional Marcel Sladkowski :

« La région de la Valachie morave est très propice aux pruniers. Pour précision, vers 1900, on recensait rien qu’à Vizovice plus de 77 000 arbres fruitiers, dont 90 % étaient des pruniers. »

Photo repro: Marcel Sladkowski,  'Království slivovice - Osudy palírníků a palíren ve Vizovicích'/Rudolf Jelínek

Une tradition du XVIe siècle adaptée aux goûts du XXIe

Photo repro: Marcel Sladkowski,  'Království slivovice - Osudy palírníků a palíren ve Vizovicích'/Rudolf Jelínek

En s’y installant à la fin du XIXe siècle, Zikmund Jelínek n’est cependant pas le premier à distiller des fruits dans la région : la première trace écrite de l’existence d’une brûlerie remonte à l’an 1585. Mais à l’époque, ce sont encore les drêches de brasserie et les céréales qui sont distillées. Rien à voir avec la production actuelle, très diversifiée et uniquement fruitée, comme le confirme Pavel Korec, de l’entreprise Rudolf Jelínek :

« Aux tout débuts, au XVIe siècle, on distillait ici les résidus du brassage des céréales. C’est donc de l’eau-de-vie de bière qui était produite, avant que l’eau-de-vie de prune, la ‘slivovice’, ne devienne le produit phare. Aujourd’hui, nous distillons tous les fruits possibles et imaginables : poires, abricots, cerises, pommes… Et nous produisons également ce que nous appelons des ‘eaux-de-vie non traditionnelles’ à base de framboise (‘malinovice’), d’épine noire (trnkovice’) ou de myrtille (‘borůvkovice’)... »

Photo: Marcel Sladkowski,  'Království slivovice - Osudy palírníků a palíren ve Vizovicích'/Rudolf Jelínek

La prune, reine des distillats

Zikmund Jelínek | Photo: Rudolf Jelínek a. s.

A la fin du XIXe siècle, c’est toutefois encore la prune qui domine. Et les distilleries fleurissent à Vizovice, où la production est l’affaire de trois établissements principaux : outre la brûlerie de Zikmund Jelínek, on y trouve la distillerie Karel Singer et une brûlerie sous forme de société par actions fondée par les producteurs de fruits locaux, Rolnický akciový závod ovocnářský Vizovice (RAZOV).

En 1919, Zikmund Jelínek transmet la gestion des affaires à ses fils Rudolf et Vladimír. Les deux frères rachètent alors ensemble la coopérative RAZOV, mais leurs visions entrepreneuriales divergent. Leurs chemins se séparent donc en 1926. Tandis que Vladimír conserve l’entreprise de leur père, Rudolf prend la gestion de la distillerie RAZOV, qu’il rebaptise à son nom : la marque Rudolf Jelínek est née.

Rudolf et Vladimír Jelínek | Photo: Rudolf Jelínek a. s.

Alcool casher

La ‘slivovice’ casher | Photo repro: Marcel Sladkowski,  'Království slivovice - Osudy palírníků a palíren ve Vizovicích'/Rudolf Jelínek

Plus audacieux que son frère, en 1934, Rudolf profite de la fin de la prohibition aux Etats-Unis pour se lancer dans la production et dans l’exportation d’eaux-de-vie casher. Une percée à l’étranger que le petit-neveu de Rudolf Jelínek, André Lenard, né en France, qualifie « d’excellente décision commerciale » :

« Cela a été une très bonne décision commerciale : après la prohibition, il y avait peu d’alcool aux Etats-Unis, et la ‘slivovice’ casher était une curiosité que les Juifs américains achetaient volontiers. »

Un succès auquel le début de la Seconde Guerre mondiale, en 1939, met brusquement fin. En raison de leurs origines juives, presque tous les membres de la famille Jelínek sont déportés et exterminés dans les camps de concentration.

D’une affaire de famille à une entreprise publique

Tous deux fils de Rudolf, Zdeněk et Jiří Jelínek survivent néanmoins. Mais Zdeněk meurt l’année suivant l’armistice, d’une tuberculose, conséquence de sa lutte dans la résistance pendant la guerre. Pour le cadet Jiří aussi, la reprise de l’activité de son père est de courte durée : en 1948, la société est nationalisée et Jiří choisit l’exil.

Photo repro: Marcel Sladkowski,  'Království slivovice - Osudy palírníků a palíren ve Vizovicích'/Rudolf Jelínek
Photo repro: Marcel Sladkowski,  'Království slivovice - Osudy palírníků a palíren ve Vizovicích'/Rudolf Jelínek

Cela marque la fin a priori définitive des membres de la famille Jelínek à la tête de l’entreprise. Mais la marque reste, même sous le régime communiste. Certes, la brûlerie a été intégrée aux Distilleries et vinaigreries moraves (Moravské lihovary a octárny Brno), puis aux Conserveries de Slovaquie morave (Slovácké konzervárny), mais le nom de Rudolf Jelínek n’en reste pas moins un gage de qualité – à l’étranger notamment. Marcel Sladkowski:

« Ce nom de marque avantageux ‘Rudolf Jelínek’ a été conservé même après la nationalisation de l’entreprise . Car pour l’Etat, la production d’eau-de-vie à Vizovice était une source de devises intéressante. La production a donc continué sous ce nom inchangé jusqu’en 1989, où l’entreprise a été privatisée. »

La ‘slivovice’ casher | Photo repro: Marcel Sladkowski,  'Království slivovice - Osudy palírníků a palíren ve Vizovicích'/Rudolf Jelínek

Après la révolution de Velours, pas de changement de nom radical non plus : l’entreprise devient tout simplement Rudolf Jelínek a.s. – « société par actions ». En revanche, changement d’échelle en 2010 avec la fondation du groupe international R. JELINEK Group. Outre la société mère toujours basée à Vizovice, le groupe compte désormais des filiales en Slovaquie, en Bulgarie et en Russie, mais aussi aux Etats-Unis et même au Chili, où la brûlerie d’alcool de poire a d’ailleurs résisté, en 2010, à un séisme de magnitude 8,8.

La distillerie Rudolf Jelínek | Photo: Roman Verner,  ČRo

Tout sauf un tord-boyaux

Mais au fait, savez-vous comment reconnaître une bonne eau-de-vie de prune ? Pavel Korec :

Photo: Rudolf Jelínek a. s

« C’est une question difficile, car il existe autant de goûts que de buveurs ! Ce qui est certain, c’est qu’une bonne ‘slivovice’ ne devrait pas gratter dans la gorge, elle devrait avoir une agréable odeur de prune, et laisser un bon goût de prune après avoir été avalée ». »

Pour ceux que l’histoire de la distillerie Rudolf Jelínek et le processus de distillation intéresseraient autant que la dégustation, sachez que vous pouvez vous rendre au centre pour visiteurs de Vizovice ou encore au Musée de la slivovice à Prague, dans le quartier de Malá Strana (https://slivovitzmuseum.com/).

Photo repro: Marcel Sladkowski,  'Království slivovice - Osudy palírníků a palíren ve Vizovicích'/Rudolf Jelínek
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