Entre le bœuf et l’âne gris : à Karlštejn, un musée pour les joyaux des crèches de Noël tchèques
Etendue sur un étage entier ou contenue dans une coquille de noix ; sous forme de manège ou de panneaux de bois ; fabriquée il y a plus de deux siècles ou tout juste sortie du four ; en papier, en verre ou même en sucre : au Musée des crèches de Karlštejn, les scènes de la Nativité de Jésus illustrent la diversité des modes et des techniques de cette tradition chrétienne et populaire dans les pays tchèques. Visite guidée avec la cofondatrice du musée Romana Trešlová.
Bordant la place principale de la commune de Karlštejn, à 25 km au sud-ouest de Prague, un bâtiment à la façade rose et blanche retient l’attention des randonneurs de passage et visiteurs montant au château fort autrefois lieu de stockage des trésors royaux : ce bâtiment, c’est un ancien presbytère qui abrite depuis près de 30 ans le Musée des crèches de Karlštejn.
Ouvert en août 1995, le musée expose une partie de la collection de crèches rassemblée tout au long de sa vie par le père de Romana Trešlová. Né en 1943, Ladislav Trešl – le papa collectionneur, donc – s’est intéressé à l’art populaire dès sa jeunesse, avec un intérêt particulier pour une région qui lui tenait à cœur : la Bohême de l’Est. C’est là qu’il a découvert les crèches de Noël et a commencé à les collectionner. Jusqu’à en rassembler près de 200 ! Mais seulement un quart d’entre elles environ sont exposées au musée de Karlštejn, comme l’explique donc Romana Trešlová :
« La collection du musée comprend environ 200 crèches. Nous l’enrichissons occasionnellement d’une nouvelle acquisition, mais c’est essentiellement pendant la vie de mon père qu’a été constituée cette collection. Une cinquantaine de ces crèches environ sont ici exposées ; cela peut sembler peu, mais si l’on prend en compte le fait qu’il s’agit de crèches historiques, ainsi que leurs dimensions importantes, l’ensemble a une valeur assez élevée. Le reste de la collection se trouve dans la réserve ; néanmoins, nous songeons à organiser une ou deux fois par an des portes ouvertes, pour ‘aérer ces crèches’, en quelque sorte. Car nous changeons occasionnellement certaines des pièces exposées au musée, mais pas très souvent. »
Crèches interdites
Parmi les crèches exposées, la plus ancienne date de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Une pièce particulièrement précieuse car faisant partie des rares crèches à avoir survécu à l’interdiction de ces objets sous le règne de Joseph II (1741-1790). L’empereur avait banni les crèches des maisons de Dieu, estimant qu’il s’agissait d’une tradition « puérile et indigne de l’Eglise ». Romana Trešlová revient sur l’histoire des crèches, une tradition qui remonte au XVIe siècle dans les pays tchèques :
« A l’origine, les crèches étaient exposées dans les églises. Mais l’idée plaisait tellement que les nobles et les bourgeois se sont progressivement mis à en exposer chez eux. De façon paradoxale, l’interdiction prononcée par Joseph II d’exposer des crèches dans les églises a non seulement conduit à la destruction d’un grand nombre de crèches d’église, mais elle a également incité les gens ordinaires à fabriquer des crèches pour leur maison. C’est avant tout ce qui a lancé la fabrication des crèches tchèques. »
En bois et en papier
Des crèches réalisées pour la plupart en bois, qui était le matériau le plus abordable. Elles étaient en effet fabriquées même dans les régions pauvres ; or le papier était à l’époque un produit onéreux… Néanmoins, à partir des années 1960, les matériaux disponibles se sont énormément diversifiés ; depuis, on trouve des crèches faites dans tous les matériaux possibles et inimaginables. Romana Trešlová constate en Tchéquie une grande popularité des crèches en céramique, mais aussi en papier. C’est d’ailleurs de papier qu’est faite la plus récente des crèches de l’exposition permanente du musée :
« La crèche de Marie Fišerová-Kvěchová, qui est exposée dans la première salle du musée, est une crèche en papier dont on estime la date à 1928-1930. Si nous avons choisi de l’exposer, c’est notamment parce que Marie Fišerová-Kvěchová était originaire de Černošice, une commune proche de Karlštejn. Nous sommes fiers que notre région soit ainsi représentée. »
Saison touristique et thématique oblige, le Musée des crèches de Karlštejn est ouvert tous les jours en juillet, en août et pendant la période de l’Avent. Le reste de l’année, il est ouvert le week-end uniquement, car comme le fait remarquer avec malice Romana Trešlová, « au printemps, il n’y a pas beaucoup de visiteurs » … Il faut dire qu’en décembre, le musée sort le grand jeu, installant non seulement des décorations de Noël, mais aussi des crèches différentes chaque année, car périssables et surtout… consommables : les crèches en pain d’épices. Pour cela, le musée fait appel à des pâtissiers amateurs mais aussi à des fabricants de pain d’épices professionnels, notamment de la région de Pardubice, où le pain d’épices est une tradition remontant au XVIe siècle.
Des crèches à croquer… avec les yeux
Néanmoins, dans la première salle du musée, il n’y a pas que ces crèches gourmandes qui attirent les enfants… Romana Trešlová :
« Dans la première salle du musée, c’est surtout la crèche en forme de pyramide rotative qui attire l’attention de tous les enfants qui entrent ici. C’est l’une des quatre crèches mécaniques exposées dans le musée, et elle date probablement de la première moitié du XXe siècle. On ne sait cependant pas précisément d’où elle vient, car même si elle est décorée de figurines faites dans la petite ville de Králíky, au nord-est de la Bohême, ces figurines étaient si appréciées qu’elles étaient exportées dans toute l’Europe, et même en Amérique du Nord. On ne peut donc pas dire précisément où l’auteur de cette crèche a acheté les figurines et où il a fabriqué la crèche. Néanmoins, les crèches mécaniques en forme de pyramides se faisaient beaucoup dans les régions germanophones, et notamment dans la région des monts Métallifères. »
Les figurines de Králíky
« Pour en revenir aux figurines de Králíky, elles étaient fabriquées à l’école de sculpture qui se trouvait à côté du monastère qui y existe encore aujourd’hui. Le style de sculpture qui y était enseigné était relativement simple, rapide et précis à la fois. Leur technique était de faire préalablement bouillir les morceaux de bois d’épicéa de façon à le rendre moins dur pour faciliter le travail de sculpture. A l’air, les figurines retrouvent ensuite leur dureté. Tous les membres de la famille participaient à la tâche : en général, les pères sculptaient les figurines, et les mères et les enfants les peignaient. Les figurines étaient vendues par des colporteurs sur les marchés de Noël notamment en Allemagne et en Autriche, mais aussi en Amérique. Il s’agissait vraiment d’un article de renommée mondiale. »
Outre cette crèche qui tourne comme un manège pour le plaisir des plus petits, dans la même salle, une autre crèche mécanique et musicale intéresse plutôt la catégorie d’âge juste au-dessus : les adolescents :
« Cette crèche mécanique est différente de la pyramide sur deux points : elle s’allume à intervalles réguliers, alors que la pyramide tourne sur elle-même sans s’arrêter. De plus, ses figurines individuelles sont animées, alors que sur la pyramide, ce sont des plateaux circulaires qui tournent, des plateaux sur lesquels les figurines sont immobiles. Certaines des figurines de cette crèche sont nues, ce qui donne souvent lieu à des commentaires lors des visites de groupes scolaires. Il ne s’agit nullement d’une mauvaise intention de la part de l’auteur de la crèche : il voulait simplement y faire figurer un peu du jardin d’Eden. Aujourd’hui encore, dans les crèches des régions germanophones, on place des figurines nues comme symbole du Paradis. »
Pas de nudité directe dans la crèche la plus ancienne de l’exposition du musée de Karlštejn, mais une scène qui peut néanmoins surprendre. Romana Trešlová :
« C’est dans la deuxième salle du musée que se trouve la plus ancienne crèche de la collection. Outre le fait qu’elle est si ancienne, et qu’elle a survécu à toutes les purges de la fin du XVIIIe siècle, elle est intéressante car la scène de la circoncision de Jésus y est représentée. Nous pensons néanmoins qu’il ne s’agissait pas de la scène centrale de la crèche, mais d’une scène secondaire dans une crèche plus large. Car dans les crèches, il n’est pas du tout courant que Jésus soit représenté au moment de sa circoncision. »
Trois noisettes pour Ježíšek
La troisième salle du musée présente quelques curiosités – à condition de s’en approcher. Il s’agit de crèches miniatures datant des années 1990, dont certaines sont si petites qu’elles tiennent à l’intérieur d’une coquille de noix – voire de noisette ! Par ailleurs, la collection comprend des crèches en verre, en sucre et en pain. Romana Trešlová revient sur la tradition de ces types de crèches :
« Les crèches en pain étaient fabriquées notamment dans la région de Příbram, en Bohême centrale. Une région de mineurs, des familles pauvres… Pour ces gens, même les figurines en bois de Králíky étaient trop onéreuses, tandis que faire des figurines en pâte à pain était ce qu’il y avait de moins coûteux. Il faut tout de même préciser qu’il ne s’agit pas de pâte à pain à proprement parler, mais de farine mélangée à de la sciure et à de la colle forte pour former une pâte qui était ensuite moulée. Une fois sèches, les figurines étaient peintes de façon à ressembler autant que possible aux figurines en bois. Beaucoup de ces crèches contenant de la farine n’ont pas résisté aux souris des greniers ; celle que nous exposons contient néanmoins beaucoup de colle, ce qui n’était sans doute pas à leur goût ! »
En pain, en sucre ou en verre
« De la même façon, les crèches en sucre étaient à l’origine fabriquées dans la région de Příbram. On les appelle ‘crèches en sucre’, mais en réalité, c’est plutôt de gomme adragante, un produit de la sève de différentes plantes, qu’elles étaient faites. Extrêmement fragiles, elles étaient exposées sous des cloches en verre. La cloche que nous présentons est relativement petite, mais il en était fabriqué d’un demi-mètre de hauteur. »
« Enfin, les figurines de crèche en verre que nous exposons datent des années 1930-1940. Elles étaient fabriquées dans les environs de Železný Brod, où se trouvait une école de verrerie. Les crèches en verre ne sont pas communes en Bohême, car leur fabrication est compliquée. Mais c’est de la région de Železný Brod que vient ce savoir-faire. »
Lors de notre visite du Musée des crèches de Karlštejn, nous n’avons pas pu voir la troisième crèche mécanique en action, car le mécanisme en était bloqué : un visiteur trop généreux avait introduit une pièce de 10 couronnes, alors que c’est 5 couronnes qu’il faut à ses figurines pour se mettre en branle. Dommage, car cette crèche aux dimensions imposantes – plus d’un mètre de longueur – et au tronc sculpté de façon très politiquement incorrecte pour notre époque – en tête de nègre – est autrement particulièrement animée : les Rois mages s’inclinent, le petit Jésus agite bras et jambes, etc. Mais pas de panique, il existe encore quelques spécialistes de ce genre de mécanismes, et dans ce cas concret, la réparation n’est pas si complexe : il faut juste retirer la pièce de monnaie incriminée pour que ça reparte… comme en 1940, date à laquelle cette crèche a été fabriquée.
Crèches anonymes et barbier-créchier renommé
Autre particularité de cette crèche : on en connaît l’auteur, Antonín Teichman, ce qui est très inhabituel – mais pas unique, puisque le musée expose juste à côté une autre crèche non anonyme : celle de Josef Vondra, barbier de son état, originaire de Červený Kostelec, dans la région de Hradec Králové. Monsieur Vondra maîtrisait parfaitement les décors de crèches, qu’il construisait dans un style bien à lui, constant et facilement reconnaissable. Des crèches qu’il enrichissait ensuite des figurines de Králíky, comme dans celle qui est exposée au musée et qui date du milieu du XXe siècle. Un visiteur du musée qui avait connu le barbier a rapporté à Romana Trešlová une anecdote sur le passionné qu’était Josef Vondra :
« A l’origine, il était barbier, et la fabrication de crèches était son passe-temps. Mais ce passe-temps l’absorbait tellement qu’il y pensait tout le temps. Et lorsqu’une chose lui venait à l’esprit, lorsqu’il avait une nouvelle idée pour améliorer un décor, il était capable de laisser en plan un client rasé seulement à moitié pour courir à son atelier y fabriquer une partie de crèche – ou du moins noter ce à quoi il venait de penser – avant de pouvoir revenir à sa tâche. Pour finir, grâce au succès de ses beaux décors, et au confort financier qu’ils lui procuraient, il s’est reconverti : il a arrêté son activité de barbier et a gagné sa vie uniquement avec la fabrication de crèches. »
A des époques où voyager vers des contrées exotiques telles que Bethléem était inenvisageable, les auteurs de crèches s’inspiraient parfois de cartes postales pour créer leurs décors. Comme Josef Vondra, dont la crèche comporte des palmiers. A défaut, c’est le paysage de leur environnement quotidien qui servait de modèle : en général, un château sur une colline et, au pied de celle-ci, la Nativité.
La crèche royale
C’est dans cet esprit régional et patriote qu’a été créée, peu après l’ouverture du Musée des crèches de Karlštejn, la « crèche royale » qui en occupe le grenier. Œuvre du collectionneur Ladislav Trešl, cette crèche mécanique géante (80 m2) conte une histoire particulière aux visiteurs. Quelque 6-7 personnes ont participé à sa fabrication, dont Romana Trešlová :
« Etant donné que nous nous trouvons à Karlštejn, un lieu qui occupe une place spécifique dans l’histoire tchèque, nous avons eu l’idée de faire du château et du bourg de Karlštejn le décor principal de cette crèche. Ainsi, l’église que vous voyez là est celle du village – avant sa transformation baroque. On voit également le château-fort de Karlštejn ainsi que les grandes personnalités de l’histoire tchèque : les rois, mais aussi sainte Kateřina, la patronne de Karlštejn, ainsi que saint Venceslas, entre autres. C’est une crèche différente des autres, mais elle est vraiment magique, et elle a aussi ses adeptes. »
Pas de santons provençaux, mais pas loin ?
Et pour terminer la visite, un petit tour dans la cave du bâtiment du Musée des crèches, où sont exposées des crèches en plâtre. Souvent dédaigné à l’avantage de matériaux plus nobles, le plâtre n’en a pas moins été utilisé par des artistes créateurs de crèche renommés.
Exception qui confirme la règle, une crèche qui n’est pas entièrement de fabrication tchèque est également exposée à cet endroit du musée. En effet, les figurines qui la composent sont probablement françaises, car Romana Trešlová les a achetées à un antiquaire qui revenait d’un marché en France. En témoignent d’ailleurs les traits des visages et la coupe des vêtements, différents de ceux des figurines de crèche tchèques.
Enfin, dans la dernière salle du musée, une pièce là aussi d’acquisition plutôt récente : une crèche en panneaux faite sur mesure pour le musée, dont les figurines sont inspirées de la tradition des crèches en papier des années 1930. Une œuvre qui plaît particulièrement aux visiteurs pour l’effet de flocons de neige qui en fait un spectacle. C’est d’ailleurs bien connu : quoi de plus magique que de la neige à Noël ?