La littérature tchèque sous l'occupation
« Quand les armes parlent, les muses se taisent », dit un vieux proverbe latin, mais nous allons démontrer aujourd'hui que ce n'est pas toujours vrai. La preuve en est apportée par un livre imposant de 736 pages sorti récemment aux éditions Academia sous le titre Dějiny české literatury v protektorátu Čechy a Morava – L’Histoire de la littérature tchèque sous le protectorat de Bohême-Moravie.
Une période sombre mais pas un trou noir
Tout d'abord un rappel de l'histoire. En mars 1939, l'Allemagne nazie occupe la Bohême et la Moravie, territoires tronqués après le démantèlement de la Tchécoslovaquie, l'annexion des Sudètes et la constitution d'un Etat slovaque « indépendant ». Le 16 mars, Adolf Hitler proclame le protectorat de Bohême-Moravie et la période de la dictature nazie, qui vient de commencer, s'étendra jusqu'au mois de mai 1945. Pendant cette période de terreur et de censure stricte les nazis ne réussiront néanmoins pas à anéantir la culture et la littérature tchèques et de nombreux auteurs tchèques ne se laisseront pas réduire au silence, même si, dans bien des cas, ils ne peuvent pas publier leurs œuvres. L'historien de la littérature Pavel Janoušek, chef du collectif d'auteurs qui a préparé l'édition de ce livre sur la littérature tchèque sous le protectorat allemand, explique pourquoi il fallait jeter une nouvelle lumière sur la riche production littéraire de cette période sombre :
« L’objectif de ce livre est de dresser le bilan de la littérature d’une période qui était souvent négligée parce qu’on la concevait soit comme une certaine répercussion de la littérature de l’entre-deux-guerres, soit comme un trou noir dont il n’était pas nécessaire de s’occuper. »
Un tableau complexe de la vie littéraire
Le livre de Pavel Janoušek et de ses nombreux collaborateurs évoque et tire donc de l'oubli d'innombrables facettes du tableau infiniment complexe de cette vie littéraire qui existait et donnait des fruits malgré les conditions difficiles, malgré l'oppression et les représailles. Et Pavel Janoušek ajoute :
« Nous suivons toute une gamme d’activités littéraires. Nous nous concentrons surtout sur les ouvrages qui sortaient sous le protectorat, mais nous avons également des chapitres sur les activités littéraires de l’exil ou dans les camps de concentration. Nous suivons également, et c’est une nouveauté, non seulement la littérature tchèque mais aussi la littérature de langue allemande créée au cours de cette période sur le territoire tchèque. »
Un livre pour les différentes catégories de lecteurs
L'ambition de Pavel Janoušek et de ses collaborateurs était de créer un livre qui donnerait un tableau détaillé de la littérature tchèque pendant la guerre tout en respectant les exigences de précision et d'objectivité d'une œuvre scientifique, mais ils désiraient également d'attirer l'attention des lecteurs qui ne font pas partie de la communauté des spécialistes :
« Ce livre s’adresse avant tout aux historiens de la littérature mais je pense qu’il pourrait intéresser aussi d’autres lecteurs parce qu’il y a non seulement des textes savants mais à côté de ces textes il y a des citations tirées des œuvres et des périodiques de cette époque. Nous avons cherché à créer une espèce de collage bigarré. »
Evidemment la littérature créée sous la guerre ne peut pas être séparée de son contexte historique plus large. Elle poursuit et développe certaines tendances de la période précédente et elle ne manque pas non plus de tendances qui s'imposeront plus largement après la guerre. Et le lecteur finit par constater que le régime nazi et plus tard le régime communiste ont utilisé des méthodes semblables dans leurs efforts pour asservir la littérature et la culture à leur idéologie.
Un ouvrage qui répertorie tous les genres littéraires
Le livre présente toute une pléiade des écrivains, dont ceux qui étaient interdits de publication, ceux qui pouvaient publier leurs œuvres censurées ou auto-censurées, mais aussi ceux qui partageaient plus ou moins l'idéologie nazie ou bien collaboraient franchement avec l'occupant. Les auteurs réunissent dans leur livre les informations objectives et documentées sur ces écrivains et sur leurs œuvres sans les juger. Ils laissent au lecteur le soin de se faire une opinion indépendante et de porter un jugement sur les prises de position de ces intellectuels obligés de vivre dans une époque difficile. Pavel Janoušek explique aussi que l'ambition de son collectif d'auteurs était de répertorier, sans élitisme, tous les genres littéraires de l'époque :
« Nous cherchons à saisir toute une gamme de genres littéraires, les genres prestigieux comme la poésie, le roman, le théâtre mais aussi la culture dite populaire, les romans pour femmes, etc. Nous montrons également, et en cela nous nous distinguons de la majorité des livres d’histoire littéraire, comment la littérature était enseignée dans les écoles. »
Le rôle irremplaçable de la littérature sous l'occupation
En feuilletant ce livre volumineux, le lecteur se rend compte presque à chaque page du rôle précieux, réconfortant et vivifiant de la littérature tchèque sous l'occupation. Elle a été un refuge accueillant dans un monde défiguré par la guerre, elle a été une source de l'espoir que cette situation terrible et absurde finirait un jour. Elle a été aussi la principale protectrice et conservatrice de la langue tchèque, cette langue devenue d'autant plus prisée quand elle était menacée par la germanisation.
La gravité de cette situation pesait lourd sur les écrivains, les poussait à chercher les moyens d'expression astucieux, à recourir à l'allégorie, mais leur donnait aussi de nouvelles inspirations. Et Pavel Janoušek rappelle que ces années tragiques ont finalement donné à la littérature tchèque toute une série de chefs d'œuvre :
« La production littéraire de cette période est immense mais la plupart des lecteurs d’aujourd’hui ne connaissent qu’une ou deux œuvres créées pendant la guerre. L’œuvre que tout le monde connaît est sans doute Manon Lescaut de Vítězslav Nezval. C’était une pièce de théâtre très spécifique qui a eu un grand retentissement au cours de la guerre. C'était dû non seulement au fait que Nezval était un grand maître de la langue tchèque, qu’il a su adapter magistralement ce sujet français et a écrit des vers qui glorifiaient la langue tchèque au moment où elle était en danger. Cette pièce a été présentée au moment où l’Allemagne a agressé la France et, à travers cette pièce, les Tchèques retrouvaient cette France qui avait été amie de la Première République tchécoslovaque, cette France qui nous avait trahis mais qui était quand même aimée. C’était donc aussi une expression de refus de l’occupation. »
Les affinités franco-tchèques
Faute de temps, nous ne pouvons pas mentionner ici toutes les œuvres créées pendant la guerre qui ont enrichi d'une façon considérable et durable la littérature tchèque. Nous pouvons constater néanmoins que la France, ses arts et sa littérature, était toujours présente dans le milieu culturel tchèque non seulement comme un antipode de la culture allemande mais aussi comme une source d'inspiration.
Parmi ces inspirations il n'y a pas eu que Manon Lescaut, cette personnification d'une féminité irrésistible, inconstante et fragile, à laquelle Vítězslav Nezval a insufflé une nouvelle vie par des vers d'une rare beauté. Ce fut aussi par exemple le célèbre mime Jean-Gaspard Deburau, héros du roman Největší z pierotů - Le plus grand des pierrots de František Kožík, qui est devenu comme un symbole de ces affinités culturelles franco-tchèques. Ce roman considéré comme le chef d'œuvre de son auteur, a sans doute été le plus grand best-seller tchèque des années de l'occupation.
Nous pouvons ajouter à ces affinités également le recueil de poésies Pečetní prsten - L'Anneau sigillaire, par lequel son auteur Josef Palivec s'est imposé comme un poète exquis et un magicien de la langue tchèque. Sans cacher son inspiration directe par La jeune Parque de Paul Valéry, il a su donner à son poème une grande originalité et un caractère mystérieux qui ne cesse d'intriguer les lecteurs et les historiens de la littérature. Nombreux sont ceux qui y voient une allégorie de la patrie opprimée qui s'achemine vers la lumière, vers la liberté.