Les combats d’un homme aveugle
« Et si toute notre idéologie était aberrante ? » C’est la question que s’est posée à un moment crucial de sa vie Klement Lukeš (1926-2000), idéologue du Parti communiste tchécoslovaque. Les conséquences qu’il a tirées de ses doutes, sont le thème majeur du livre qui retrace sa vie et que l’auteur de cette biographie, Pavel Kosatík, a intitulé Les combats d’un homme aveugle - Zápasy slepého muže.
Un garçon aveugle qui roule à vélo
Klement Lukeš était aveugle. Atteint dans son enfance de scarlatine, il perd la vue et son monde sombre dans les ténèbres. Quelques améliorations temporaires de son état ne lui apportent que de vains espoirs et il finit par accepter sa cécité mais ne se résignera jamais à accepter son état de handicapé physique. Bientôt il se fait connaître dans sa région comme « ce garçon aveugle qui roule à vélo » et ce n’est pas une mystification. Il a d’abord parcouru à pied si minutieusement les ruelles de son village qu’il a finalement réussi à les reconstituer dans son regard intérieur et à se mouvoir ensuite dans cet espace comme sur un terrain parfaitement connu.
Son enfance se déroule dans une famille nombreuse du village de Rakvice en Moravie du Sud. Il vit dans des conditions modestes et il est bientôt attiré par les idées de gauche. Pavel Kosatík retrace son apprentissage de la vie et son évolution politique :
« Il est né en 1926 et après la guerre, il s’est engagé dans le nouveau courant politique avec la naïveté d’un enfant qui, tout-à-coup, peut profiter de nombreuses chances. Il est aveugle, mais il peut pourtant étudier dans une école supérieure. Il quitte la Moravie du Sud pour s’installer à Prague et le monde s’ouvre à lui. Complètement subjugué par le communisme il devient un communiste intellectuel. Il est très intelligent, beaucoup plus intelligent que les dirigeants du parti, et il est chargé donc de les former. »
Un jeune homme promis à une carrière d’apparatchik
Une belle carrière d’apparatchik s’ouvre donc à cet homme plein d’énergie et de bonne volonté qui ne se laisse pas démoraliser par son handicap. Il finit par convaincre même les incrédules qu’il est tout à fait capable non seulement d’étudier dans une école supérieure mais aussi de transmettre ses connaissances aux autres. Mais sa cécité ne l’empêche pas de voir par son regard intérieur la réalité de son temps et il se rend progressivement compte des failles de la doctrine communiste et des tendances totalitaires du régime dont il est le fidèle serviteur. Pavel Kosatík décrit dans son livre la période difficile dans la vie de cet intellectuel qui s’est peu à peu détaché de cette idéologie et d’un régime qu’il a d’abord cherché à réformer avant de le rejeter :
« Il évoluait parmi les gens influents et avait accès à des informations et des textes défendus aux autres. Grâce à cela, il est parvenu très tôt à la révision du marxisme. Au fond, le marxisme annonçait la fin du monde. Les prolétaires feront la révolution et instaureront la dictature du prolétariat. Mais après ? Que se passera-t-il après ? Le communisme sera-t-il instauré pour toujours ? Il n’y avait donc pas de plan d’avenir. Et comme Klement Lukeš aimait bien réfléchir sur le communisme, il voulait que le marxisme évolue comme toute autre chose. Il était très influencé par la Yougoslavie où la situation évoluait rapidement et il a réussi donc lui-même de se tirer du bourbier idéologique dans lequel il se trouvait. Il a fait commis beaucoup d’erreur de jeunesse, mais il en a tiré les conséquences. Et en cela, il peut servir d’exemple pour tout un chacun et à n’importe quelle époque. »
Deux fois admis, deux fois exclu
Klement Lukeš adhère deux fois au Parti communiste tchécoslovaque et il en est exclu deux fois. En 1947, pétri d’idéaux, il adhère au parti pour édifier un monde meilleur. Il en est exclu pour la première fois en 1961 lorsqu’il est accusé de révisionnisme et d’activités subversives au profit des services secrets yougoslaves. Heureusement, cette affaire montée de toutes pièces par le président tchécoslovaque de l’époque Antonín Novotný ne trouve pas d’appui à Moscou et Klement Lukeš n’est finalement pas condamné à la prison. Cependant, il est chassé de l’institut où il travaille et est obligé de retourner dans son village natal. Réhabilité en 1968 pendant la période de libéralisation politique appelée communément Printemps de Prague, il est réadmis au sein du Parti communiste avant d’en être exclu une deuxième fois après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. Et cette fois-ci, c’est un divorce définitif : l’ancien idéologue du parti devient dissident et un des premiers signataires de la Charte 77, document qui appelle les autorités communistes à respecter les droits de l’Homme. Pavel Kosatík évoque dans son livre les activités multiples de ce dissident qui ne se laisse pas limiter par son invalidité :
« Le fait de ne pas voir complique sans doute les choses mais en même temps les facilite d’une certaine manière car il aide à transcender les affres de la vie. Klement Lukeš était doué d’une force spéciale. Dans son appartement a vu le jour plus de 30 % de la littérature publiée dans la clandestinité à cette époque. Il était donc un grand éditeur, mais ne signait pas ces exemplaires comme le faisaient d’autres éditeurs de samizdat dont Václav Havel ou Ludvík Vaculík et on ne peut donc pas dresser aujourd’hui de bilan précis de ces activités. Mais il s’est investi dans ce travail avec une intensité sans bornes qui reste incomparable. »
Le rayonnement d’un homme aveugle
Pavel Kosatík n’est pas de ces auteurs qui se délectent à dévoiler les détails intimes de la vie des protagonistes de ses livres, mais il ne les évite pas pour autant. Il présente donc aussi une autre facette de Klement Lukeš, homme doué d’un certain charme qu’il a bien su exploiter au cours de toute sa vie. Il a la réputation d’être un homme à femmes et il est vrai que les femmes tombent sous son charme. Cela ne veut pas dire cependant que son charme n’opère pas sur les hommes. Parmi ses amis, on compte de nombreuses personnalités de la vie politique et culturelle et son appartement de la rue Celetná devient un salon recherché où l’on est toujours reçu avec amabilité par son locataire aveugle et sa deuxième épouse, un salon où l’on vient chercher l’inspiration et la compréhension. Pour Pavel Kosatík, Klement Lukeš est un personnage exemplaire dont la vie lui donne des arguments pour intervenir dans le débat entre les anciens communistes et les non-communistes :
« Je cherche une approche individuelle. Dire que tous les communistes étaient des salauds est peut-être une opinion qui pourrait plaire aux non-communistes, mais cela ne veut pas dire que tous les non-communistes étaient des gens parfaits. Je m’excuse de dire cette banalité, mais c’est une opinion qui surgit couramment dans le débat public en Tchéquie. Je voulais donc brosser le portrait d’un communiste qui a très bien réussi à s’en sortir et par ses propres moyens. »
La recherche de la lumière
En 1989, Klement Lukeš accueille avec enthousiasme la révolution de Velours qui balaie le régime communiste et propulse le dramaturge Václav Havel à la présidence de la République. Il suit attentivement la situation, mais il refuse de s’engager dans la politique. Il préfère les activités de bienfaisance et devient membre du Comité de bonne volonté, association caritative fondée par Olga Havlová, femme du président de la République.
Septuagénaire, Klement Lukeš subit encore une autre épreuve. Atteint de troubles de l’audition, il perd progressivement l’ouïe ce qui l’afflige énormément parce que l’oreille était la voie principale de sa communication avec le monde. Il s’éteint subitement en 2000, le jour de son 74ème anniversaire, cinq jours seulement après avoir reçu une haute décoration d’Etat du président Václav Havel.
La biographie de Klement Lukeš est donc un récit sur la recherche assidue de la lumière, l’histoire d’un homme qui a réussi à retrouver son intégrité. Et Pavel Kosatík insiste sur le fait que la leçon que nous pouvons tirer des combats de cet homme aveugle, est toujours très actuelle :
« C’est un livre qui démontre que chacun peut trouver la liberté en son for intérieur. Chacun peut s’orienter d’une manière ou d’une autre dans le monde qui nous entoure. Et aujourd’hui nous avons autour de nous d’autres impasses dans lesquelles nous risquons de nous égarer. Nous avons beaucoup de difficultés à nous orienter par exemple dans cette société de consommation qui est la nôtre. Le lecteur qui s’intéresse au moins un petit peu à l’histoire, peut trouver dans ce livre un récit qui démontre qu’on peut se sauver soi-même par ses propres moyens à condition de résister et de ne pas abandonner le combat. »