Manque de moyens financiers et harcèlement : en Tchéquie aussi, des journalistes en souffrance
Une vaste étude initiée par l’association Les Femmes dans les médias (Ženy v mediích) en collaboration avec le département d’études de médias et de journalisme de l’Université Masaryk à Brno, a récemment tenté de prendre le pouls des journalistes tchèques, hommes et femmes sur leur situation. Difficultés financières, conciliation de la vie professionnelle et privée, mais aussi harcèlement sont les principaux problèmes qui émergent de leurs réponses, et notamment de celles des femmes journalistes. Pour en parler, Radio Prague Int. a interrogé l’auteure principale de cette étude, Marína Urbániková, de l’Université Masaryk qui est revenue sur l’idée d’origine de cette étude :
« Nous savions depuis longtemps qu’il y a des problèmes spécifiques auxquels font face les journalistes tchèques, hommes et femmes. Mais nous ne disposions pas de données. Cela concerne les trois points principaux de notre étude : les conditions de travail, la conciliation de la vie familiale et professionnelle et les expériences vécues en termes de harcèlement et de violences sous différentes formes. Certaines de ces choses sont connues, mais il s’agit toujours d’histoires individuelles. Ou bien cela apparaît dans des études qualitatives qui ont leurs limites. Nous voulions bénéficier de données systématiques pour montrer que ce ne sont pas des cas isolés, qu’il y a bel et bien des problèmes réels qui nécessitent des solutions concrètes. »
Quels étaient les paramètres de votre étude : par exemple combien de personnes avez-vous interrogé, comment les avez-vous contactées ?
« Il est difficile de faire des études sur les journalistes en Tchéquie. Il n’existe pas de liste établie de journalistes actifs. En outre, il y a peu de gens qui adhèrent à des associations ou des syndicats de journalistes. Donc nous avons dû un peu improviser. Nous avons fait une liste des 50 médias principaux : presse, radio, télévision et sites Internet. Nous avons sollicité de manière répétée les rédacteurs ou rédactrices en chef, ainsi que leurs adjoints, leur demandant de diffuser dans les rédactions notre appel à remplir le questionnaire. Nous avons également contacté deux associations professionnelles : le Syndicat des journalistes et la branche tchèque de l’IPI, mais aussi fait savoir que cette étude était en cours, via les réseaux sociaux. En trois mois, 472 personnes ont rempli le questionnaire, un chiffre solide pour la Tchéquie. Cela en fait la deuxième étude la plus importante de ce type sur les 30 dernières années. Je pense que la volonté de participer découle du fait que les problèmes des journalistes tchèques sont significatifs et qu’ils avaient probablement besoin d’en parler. Je voulais encore préciser que l’étude a pu être réalisée grâce au soutien des ambassades britannique et néerlandaise. »
Avez-vous rencontré des problèmes spécifiques pendant cette étude ?
« Nous avons parfois été confrontés à un manque de bonne volonté de la part de certains médias, ou plutôt de leur direction, à diffuser le questionnaire. J’ignore si c’est parce qu’ils ne trouvaient pas cela assez important. Je sais que certains médias n’étaient pas ravis que cette étude ait lieu. Mais ce n’est pas si surprenant car cette étude s’intéresse avant tout aux problèmes. »
Changer carrément de métier ?
Quels étaient les problèmes principaux décrits par les journalistes hommes et femmes ?
« Nous nous sommes intéressés aux conditions de travail, et notamment si les journalistes avaient un contrat de travail en tant que salariés ou non, s’ils étaient satisfaits de leur travail, de l’atmosphère de la rédaction, s’ils envisageaient de quitter leur média pour un autre ou le métier tout court. Ici, le problème principal qui émerge et qui concerne le monde entier, est la mauvaise santé financière des médias, due en partie au fait que tout se passe désormais sur Internet. Or les gens ne sont pas prêts à payer pour ces contenus en ligne. Selon un rapport de l’agence Reuters, seuls 13 % des Tchèques payent pour du contenu en ligne. De cela découle la chute des revenus de la publicité pour les médias traditionnels et donc les problèmes ressentis par les journalistes : des salaires faibles, un trop-plein de travail, la difficulté à concilier vie professionnelle et familiale, la pression sur les performances, mais aussi les attaques contre les journalistes. Les femmes notamment le ressentent plus fortement avec des pressions, voire du harcèlement venant de leurs supérieurs. Le résultat, c’est qu’un tiers des journalistes interrogés envisage de quitter sa rédaction et plus d’un quart souhaite carrément arrêter le journalisme. Est-ce qu’on verrait ça dans d’autres professions ? Imaginez un quart de médecins qui veut carrément changer de métier ! Evidemment, le journalisme est un métier spécifique où il est plus facile d’aller travailler dans les relations publiques par exemple pour de meilleures conditions de travail. Il n’en reste pas moins que ces chiffres sont importants et reflètent la situation dans laquelle se trouvent les journalistes en Tchéquie. »
La plaie du « Schwarzsystem »
Malgré ce que vous dites ici, qu’est-ce qui attire alors encore les jeunes vers la profession alors même qu’ils savent qu’ils vont travailler dans des conditions difficiles ?
« Bonne question. Lorsque j’ai écrit ma thèse, j’ai comparé la motivation et les attentes des étudiants en journalisme tchèques, polonais et suédois. Le nombre d’étudiants en journalisme à Prague et Brno témoigne du fait que la profession est toujours attirante. Dans notre étude, on constate que la structure des gens qui sont insatisfaits de leurs conditions de travail ne correspond pas nécessairement à celles qui veulent quitter le métier : il y a des gens qui continuent à aimer le journalisme, y voient un sens, mais qui ont peur de ne pas y arriver en raison de l’incertitude financière. Il faut savoir qu’un quart d’entre eux sont en réalité de faux journalistes free-lance, qui travaillent dix ans dans une même rédaction mais sont officiellement à leur compte. Ce qu’on appelle le ‘Schwarzsystem’, une pratique très répandue dans les médias tchèques. Deux tiers de ces gens préféreraient avoir un vrai contrat de travail de salarié. Un des arguments qu’on entend souvent, c’est qu’il s’agirait d’un accord entre parties consentantes, sauf que c’est faux. C’est un système désavantageux : un rédacteur en chef peut tout à fait décider du jour au lendemain d’arrêter toute collaboration, sans indemnités ni rien. Cela rend la situation de ces journalistes très fragile et a une influence sur leur indépendance et autonomie. On a vu cela en Slovaquie, à la Télévision publique : la direction a changé, une lettre ouverte critique a été écrite et quatre journalistes se sont vus signifier qu’ils n’avaient pas besoin de revenir le lendemain. »
Harcèlement verbal et physique : un problème de femmes
Les femmes sont confrontées notamment au harcèlement sexuel dans différentes professions, mais qu’en est-il dans les médias en particulier ?
« Le harcèlement sexuel fait malheureusement partie intégrante du quotidien professionnel des femmes journalistes. Selon notre étude, 76 % d’entre elles y ont été confrontées au moins une fois, contre 16 % des hommes. De même, six fois plus de femmes que d’hommes ont subi des menaces de violences sexuelles. La plupart de ce type d’incidents se déroule au sein des rédactions : 52 % des femmes journalistes ont subi un harcèlement sexuel de la part de collègues ou de supérieurs. 40 % en ont été victimes de la part de sources, de contacts professionnels ou du public. Dans notre étude, nous comprenons comme relevant du harcèlement sexuel les commentaires et blagues sexistes, les propositions indésirables à des rendez-vous qui concernent la moitié des femmes, mais aussi les attouchements (une femme sur trois en a fait l’expérience). Certaines nous ont décrit des choses comme des mains aux fesses, dans l’entre-jambe et autres parties intimes. Enfin, il y a le problème des messages ou photos de type dick-pic, un phénomène auquel ont été confrontées plus d’un tiers des femmes. »
A côté du harcèlement sexuel, il y a aussi le problème des discours de haine à l’encontre des journalistes : qu’est-ce qui peut déclencher ce genre de discours en Tchéquie ?
« Nous avons demandé quels thèmes abordés par les journalistes suscitaient le plus ces attaques verbales, discours de haine ou menaces de violences physiques, voire de violences réelles. Les thèmes qui dominent sans conteste sont la migration, les réfugiés et leur intégration, ensuite les questions de genre et le féminisme, et enfin la désinformation ou la politique intérieure. A ma grande surprise, traiter de thèmes sociaux ou sur les droits de l’homme est plus risqué que de parler de politique intérieure. »
Comment les directions des médias abordent-t-elles cette question des menaces, soutiennent-elles leur personnel ? Existe-t-il en République tchèque des associations de journalistes auxquelles les journalistes, et les femmes en particulier, peuvent s’adresser s’ils estiment devoir être défendus ?
« 11% des journalistes interrogés, femmes et hommes, ont déclaré être membres du Syndicat des journalistes, de la branche tchèque de l’IPI ou de l’association Les femmes dans les médias. C’est très peu. En Tchéquie, il est donc quasi impossible d’envisager une défense collective de ses droits. Si vous voulez que votre rédaction vous défende ou que vos conditions de travail s’améliorent, vous risquez d’avoir du mal. Il faut se défendre de manière individuelle ce qui est très désavantageux, surtout quand on connaît le nombre important de journalistes travaillant dans le cadre du Schwarz-system. Dans ce contexte, un journaliste insatisfait réfléchira à deux fois avant de se plaindre. En ce qui concerne les cas de harcèlement au sein des rédactions, l’idée de créer un ombudsman spécial ou bien un mécanisme bien défini qui expliquerait vers qui se tourner en cas de problème, c’est quelque chose qui a pu être discuté dans les rédactions qui ont été confrontées à un scandale de ce type. Mais globalement, la plupart des rédactions pensent que c’est un problème qui ne les concerne pas. »
Dans quelle mesure ces différents problèmes que vous avez décrits et qui pèsent sur les journalistes peuvent-ils affecter à la fois leurs performances et leur indépendance ?
« En tant que société, il est de notre intérêt que les journalistes, hommes et femmes, bénéficient de conditions de travail dignes de ce nom, et ce justement parce qu’ils doivent pouvoir être indépendants, et non assujettis à différentes formes de pressions. Ils doivent avoir le temps de faire bien leur travail, d’approfondir leurs recherches. Quand ils traitent de certains sujets comme le féminisme ou la migration, ils ne doivent pas craindre d’être submergés par des centaines de messages haineux dans leur boîte mail. Nous savons que travailler dans de telles conditions peut mener à l’autocensure et à traiter de sujets plus simples. En outre, si on veut que les rédactions soient représentatives, avec des femmes également à des postes de direction, nous devons faire en sorte que les femmes ne quittent pas les rédactions. Il est important qu’elles puissent aussi décider de l’agenda et des thèmes traités car leur point de vue spécifique est important. On ne peut pas avoir uniquement le point de vue des hommes d’âge moyen qui ont fait des études universitaire et vivent à Prague. »