Kateřina Šimáčková : « Entre 30 et 40 ans, les femmes disparaissent de la sphère professionnelle »
Le coronavirus a certes bouleversé nos programmes, et c'est avec un peu de retard que nous vous proposons la seconde partie de notre entretien avec Kateřina Šimáčková, une des deux seules femmes à siéger à la Cour constitutionnelle, la plus haute instance juridique de République tchèque. Désignée Femme de l’année en Tchéquie dans une enquête du quotidien économique Hospodařské noviny, elle peut, à 53 ans, se targuer d'un parcours sans faute. Avec d'autres chercheurs et chercheuses Kateřina Šimáčková doit bientôt publier un ouvrage intitulé Le droit masculin. Si elle-même n'a pas directement vécu de discrimination au cours de sa carrière, elle a été sensibilisée aux questions de genre et des différences de traitement entre les hommes et les femmes tout simplement grâce à son parcours : « en tant que juriste, avocate puis juge, je suis bien préparée à reconnaître l'injustice », explique-t-elle. Au micro de Radio Prague Int., elle a donné son point de vue sur la question qui vient immédiatement à l'esprit à la vue du titre de l'ouvrage : le système judiciaire en Tchéquie est-il régi par des règles masculines ?
Le droit est construit par les hommes et pour les hommes
« Je me suis rendu compte que le problème n'était pas le fait que les femmes et les hommes soient traités de façon différente. Le problème est dans les règles et leur interprétations. On le voit bien par exemple dans le domaine du droit pénal : les victimes de viol ou de violences conjugales sont surtout les femmes. Dans le domaine du droit d'asile, on voit que les femmes réfugiées font face à des problèmes spécifiques, différents de ceux des hommes. Il est vrai qu'un tiers des articles dans notre livre se termine par un point d'interrogation : nous voulons animer la discussion, pas donner des réponses toutes faites. »
Comment est née l'idée de cet ouvrage, rédigé avec d'autres chercheuses ?
« Il n'y a pas seulement des femmes impliquées. Il y a aussi plusieurs hommes. Et je pense que c'est important. J'ai déjà parlé des femmes qui ne soutiennent pas notre approche mais il existe aussi des hommes qui voient les choses comme nous. Nous sommes trois éditrices pour cet ouvrage et nous voulions, entre autres, répondre à cette question : est-ce que les femmes doivent avoir un comportement différent pour se faire une place ? Il était nécessaire de montrer que ce n'est pas une discrimination directe des femmes mais que le droit et le monde juridique sont vraiment construits par les hommes et pour les hommes. Il faut montrer que quelques règles qui ont l'air neutre peuvent toutefois avoir des conséquences différentes selon qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme. »
Un passage de cet ouvrage (encore non publié) rappelle d'ailleurs qu'au moment de la création de la Tchécoslovaquie en 1918, les femmes obtiennent le droit de vote (plus tôt qu'en France d'ailleurs), mais qu'on a plaqué le système préalable existant à cette nouvelle situation où les femmes et leurs droits étaient désormais reconnus. Derrière une apparente égalité se cache une réalité plus complexe...
« Oui, c'est vrai. Pour le développement du féminisme pendant la Première République tchécoslovaque, le soutien des hommes était très important. Il faut rappeler que la première femme notaire européenne était une Tchèque ! C'était quelque chose dont je suis fière, mais je suis triste quand je vois aujourd'hui la situation qui est totalement différente en Tchéquie. Pendant ce temps-là, on voit maintenant dans d'autres pays européens des femmes qui accèdent à des positions plus importantes et plus décisives. »Pas de femmes dans les instances dirigeantes du parti communiste
Une question me vient à l'esprit à ce propos. On a l'impression qu'en effet dans l'entre-deux-guerres, les femmes ont bénéficié de nombreux droits par rapport à d'autres pays à la même époque. Sous le régime communiste et sous couvert d'égalitarisme, les femmes étaient obligées de travailler, mais il y avait des structures d'accueil pour les enfants. Paradoxalement, à partir des années 1990 et du retour de la démocratie, on a l'impression que certains de ces droits ont en quelque sorte régressé. Comment expliquez-vous ce qui peut apparaître comme un recul pour le travail des femmes et leur implication dans la société ?
« Je pense que ce n'est pas totalement paradoxal. Une des auteures de notre livre, Barbora Havelková a écrit sur le régime communiste et la position des femmes. Oui, le régime montrait qu'il était égalitaire. Mais ce n'était pas tout à fait vrai pour autant. A l’époque, les femmes rencontraient des problèmes différents de ceux des femmes à l'Ouest. Il y avait l'obligation de travailler, et les femmes étaient obligées de porter un double fardeau – celui du travail et du ménage. La famille était organisée de manière complètement traditionnelle. L'obligation de travailler était un deuxième fardeau. »« Et le long congé de maternité a été inventé par le régime communiste une dizaine d'années avant la chute du système. Il a été inventé pour faire augmenter la natalité. J'utilise à dessein le terme 'congé maternité', parce que seules les mères s’occupaient des enfants. Alors ce n'est pas vrai que le régime communiste a vraiment aidé les femmes et leur activité professionnelle. Dans mes souvenirs, les femmes étaient à l'époque surchargées de travail : elles devaient servir les hommes à la maison et aussi au travail. Il n’y avait pas de femmes parmi les dirigeants communistes – il y avait des quotas de représentation féminine au Parlement, parce que le Parlement ne décidait rien. C'était le parti communiste qui régissait tout. Parmi les dirigeants, il n'y avait que des hommes. »
« Il faut bien se marier »
Donc à nouveau, une parité de façade... Dans de nombreux entretiens accordés à la presse, vous vous étonnez notamment de la disparition des femmes de la sphère professionnelle, et plus particulièrement dans le monde juridique, entre 30 et 40 ans… Cela correspond à ce dont nous parlons : elles fondent une famille et disparaissent du monde du travail à la faveur de ce long congé parental...
« C'est une période où les femmes s’occupent des enfants mais aussi une étape de décisive pour la carrière. C'est un moment crucial pour avancer dans une carrière juridique. Il faut absolument discuter de cette question et trouver une solution. C'est vraiment cette disparition des femmes de la sphère professionnelle qui aboutit à la sous-représentation des femmes dans les cours suprêmes, un problème dont j'ai déjà parlé. »Quel serait selon vous le système idéal permettant aux femmes de combiner vie professionnelle active et vie familiale ?
« Il est assez drôle de constater que le conseil le plus important qu’on puisse donner aux femmes reste le même au XXIe siècle qu'au XIXe siècle : il faut bien se marier. Ou trouver un bon mari. Bien sûr, il faudrait changer les politiques publiques, améliorer les services et les structures pour aider les femmes à s'occuper de leurs enfants. Mais pour décider si vous pouvez harmoniser votre vie familiale avec votre carrière, la coopération, la compréhension et le soutien de votre époux sont vraiment les choses les plus importantes. C'est mon point de vue : il y a peut-être d'autres réponses aussi, mais je pense que le conseil qu'on pouvait donner en 1840 est toujours valable aujourd'hui. »
« En outre, on ne pourra compter sur un soutien public à de nouvelles politiques sociales que le jour où les femmes qui savent ce que signifie de s'occuper des enfants, de leurs parents, pourront accéder aux postes de décision. Mais ce ne sera pas possible sans le soutien de la société, de leurs familles et aussi des autres femmes. »
« Une place en enfer pour les femmes qui ne s'entraident pas »
Vous aimez citer une phrase de l’ancienne secrétaire d’État américaine (par ailleurs d’origine tchèque) Madeleine Albright qui dit qu’en enfer, il existe un endroit réservé aux femmes qui ne s’entraident pas. Pensez-vous que, pour se faire une ‘place au soleil’ et parce que souvent, les femmes doivent redoubler d’efforts pour gravir les échelons, celles-ci ont davantage tendance à se mettre des bâtons dans les roues ?
« Il faut ajouter que Madeleine Albright a écrit que cet endroit spécifique en enfer est réservé aux femmes qui occupent de hautes fonctions et qui n’aident pas les autres femmes. Et il faut dire aussi qu’elle-même, en tant que secrétaire d’État, a vraiment offert beaucoup de possibilités aux femmes dans son ministère. »« Mais de manière générale, j’ai souvent remarqué que les femmes ont tendance à entrer en compétition avec les autres femmes, de rivaliser. Comme s’il y avait deux compétitions en fait : l'une parmi les femmes et l’autre parmi les hommes. »
« Dans la préface de notre livre, j’invite les femmes à se soutenir mutuellement, à arrêter, comme vous dites, de 'se mettre les bâtons dans les roues'. Je pense que les femmes qui coopèrent peuvent générer une grande force. Il faut cesser de rivaliser et coopérer. »
Dans l’ouvrage à paraître, les différentes auteures traitent de nombreux sujets différents. On ne peut pas tous les mentionner ici, mais peut-on citer quelques-uns qui vous tiennent particulièrement à cœur, et pourquoi ?
« Les articles les plus controversés seront à mon avis ceux qui critiquent l'obstétrique tchèque. La manière dont les experts médicaux perçoivent la grossesse, l'accouchement et les suites de couches n'accorde aucune importance aux émotions de la femme qui accouche. Les sages-femmes ne sont plus autorisées à faire grand-chose. En ce qui concerne l'allaitement, les femmes subissent une importante pression pour allaiter, mais en même temps, on ne leur crée pas de conditions favorables dans les maternités.
Violences conjugales : « la police souvent mieux préparée que les juges »
En France, un débat a surgi récemment autour de la façon dont on parlait des meurtres de femmes par leur conjoint. Certains avancent l’argument qu’il faudrait désigner ces meurtres comme des « féminicides » et d’en faire un crime spécifique. Tous les juristes ne sont pas d’accord sur la question. Qu’en pensez-vous ?« Oui, j’ai bien remarqué ce débat, mais je dois avouer que dans le contexte tchèque je ne considère pas ce thème comme très important. Le plus important, à mon avis, dans le droit pénal, c’est d’apprendre à traiter les victimes des violences conjugales ou des viols de manière à empêcher ce qu’on appelle 'la victimisation secondaire'. C’est-à-dire apprendre à agir de façon à ce que les poursuites pénales contre les auteurs d’infractions ne blessent pas encore davantage les victimes. »
Est-ce que cela ne commence pas au niveau de la police, de la prise en charge des victimes quand elles se font connaître ?
« Il y a un article dans notre livre qui parle de ce sujet : en fait la police est souvent mieux préparée que les juges. Il existe des policiers spécialisés dans ce type de crimes. Il y a de nouvelles règles qui concernent les violences conjugales, des unités de police qui se spécialisent sur ces questions. Mais le comportement des juges est souvent pire que celui des policiers. Je pense qu'avoir une grande expérience avec les victimes peut changer le point de vue. »
En effet, j'imaginais plutôt la situation inverse, mais c'est peut-être une idée préconçue...
« Oui, il faut casser les clichés ! »
#metoo et les quotas en Tchéquie : trouver des solutions locales
Dans le monde et lié au mouvement #metoo, de nombreuses affaires de harcèlement sexuel ont vu le jour, concernant des personnalités publiques importantes, hommes politiques, acteurs, etc. Des affaires qui arrivent, parfois, devant la justice. Il n'y a aucune affaire de ce type qui a vu le jour en Tchéquie dans le sillage de #metoo. Comment l'expliquez-vous ? Le mouvement a été répercuté dans le pays du point de vue médiatique, mais sinon on a l'impression que #metoo n'est pas du tout une question de société en Tchéquie.
« On discute ici de #metoo, mais de manière très critique. C'est dû notamment à l'atmosphère dans la société. On estime ici que les affaires qui se déroulent aux Etats-Unis notamment sont trop surchargées, qu'on en parle trop, que ce sont des situations trop problématiques avec des gens inculpés sans raison. Cela, je ne peux pas l'accepter car je vois les problèmes qui existent dans la société. C'est pareil pour les quotas, l'approche sociale pour résoudre la sous-représentation des femmes, les problèmes de violences conjugales : il faut trouver une approche différente parce que les recettes étrangères ne sont pas acceptées par notre société. Il faut trouver des solutions authentiques, de bas en haut. Les solutions venues de l'étranger ne sont pas acceptées en République tchèque. »Vous parlez des quotas, c'est pareil selon vous ?
« Oui. Je suis partisane des quotas, en tant que femme ou en raison de mon approche sociologique. Je vois bien que #metoo est aussi quelque chose d'important. Mais quand même, ce ne sont pas nécessairement les bonnes recettes pour la société tchèque. Ici, les gens pensent que ces thèmes sont apparus dans le débat de manière non-organique. Il faut trouver quelque chose qui vienne des Tchèques, pour eux. »
J'ai presque envie de dire qu'il faudrait un bon scandale bien tchèque pour que ce genre de questions puisse susciter un vrai débat ici !
« C'est vrai ! Les Tchèques n'aiment pas être forcés par des étrangers à changer leur manière de vivre. Je pense qu'il faut discuter de la situation tchèque avec des arguments ciblés pour montrer ce qu'est notre société, quels sont nos problèmes. Je constate que les solutions venues de l'étranger ne sont pas acceptées par la majorité de de la population. »