Daniela Hodrová au seuil de l’Au-delà
« On peut entrer dans le monde de mes romans en lisant n’importe quel d’entre eux mais ils ne seront compréhensibles que pour le lecteur qui acceptera leur façon de percevoir le monde et qui, d’une certaine façon, demeurera dans ce monde. » C’est ainsi que l’écrivaine Daniela Hodrová (1949-2024) invitait les lecteurs à plonger dans l’univers infiniment complexe de ses romans sachant très bien que ce n’est pas une lecture pour tout le monde. Son œuvre et sa vie se sont achevées le 31 août dernier. L’écrivaine qui s’est intérrogée dans toute son œuvre sur ce passage mystérieux qu’on appelle communément la mort, a franchi cette limite qu’elle refusait toujours de considérer comme définitive.
Une jeune fille du quartier de Vinohrady
C’est le quartier de Vinohrady à Prague qui a été le théâtre de presque toute la vie de Daniela Hodrová et aussi une source intarissable de ses inspirations. Fille et petite-fille de comédiens, elle est tentée d’abord par le théâtre mais finalement obéit à ses penchants littéraires. Adolescente, elle écrit son journal qui surprend déjà ses amis par l’originalité de ses observations. Elle étudie d’abord le russe et le tchèque à l’université Charles de Prague puis se lance aussi dans l’étude du français et de la littérature comparée. C’est une intellectuelle qui travaille d’abord dans une maison d’édition et puis mène une carrière de chercheuse à l’Institut de la littérature tchèque. Parallèlement, elle écrit, mais elle est consciente du fait que sous le régime communiste ses livres ne pourront jamais trouver d’éditeur. Ils sont trop individualistes, trop étranges, trop ouverts et, par conséquent, trop corrosifs.
La journaliste Milena M. Marešová a évoqué dans une émission radiophonique quelques-uns des aspects de l’univers littéraire de Daniela Hodrová :
« Elle était attachée aux lieux où elle vivait et elle inscrivait ces lieux dans ses livres. Elle ne concevait pas le roman comme un espace pour situer un récit ou comme la description de quelque chose qui est arrivé à elle ou à quelqu’un d’autre. Elle n’inventait pas ses personnages pour les faire figurer dans une action. Elle concevait le roman comme un organisme vivant qui touchait intimement sa propre vie et elle devenait donc aussi un personnage de ses romans de même que les gens qui faisaient partie de sa vie. Dans ses romans, elle a créé un espace très particulier entre ce qui a été avant notre naissance et ce qui sera après notre mort. »
La théoricienne de la littérature
Daniela Hodrová est non seulement romancière mais aussi chercheuse. Elle est non seulement auteure de romans mais aussi une théoricienne de la littérature et ces deux aspects de sa personnalité forment un tout. Pendant toute sa vie, elle écrit des essais, elle s’interroge sur la forme du roman et ses livres reflètent dans une grande mesure ses recherches théoriques. Elle met en cause la forme du roman classique et elle créée une forme nouvelle qui correspond mieux à son talent, à ses inspirations et à sa perception du monde. Elle traite avec une liberté souveraine non seulement le récit et les procédés de la narration mais aussi les personnages de ses livres. Elle dit :
« Les personnages réels, et chez moi il n’y a que des personnages qui vivent ou qui ont vécu, deviennent sur le papier des personnages littéraires mais ils ne perdent pas pour autant leur substance réelle. En même temps s’estompe la différence entre un personnage historique et une personne vivante inconnue et sans importance d’un point de vue historique. Engloutis dans mon roman, ces personnages deviennent partie de moi-même et c’est par eux que je parle de moi. »
La réformatrice du roman
Ce n’est qu’après la chute du régime communiste en 1989 que Daniela Hodrová peut finalement publier ses romans. Au début des années 1990 paraît non seulement son roman Podobojí - Sous les deux espèces mais aussi la trilogie romanesque intitulée Trýznivé město traduit en français sous le titre La Cité dolente. Et les lecteurs tchèques découvrent tout à coup une écrivaine accomplie dont le talent a mûri à l’ombre et à l’insu de la censure communiste. L’écrivaine s’impose tout à coup comme une réformatrice du roman qui devient dans ses livres une forme malléable et difficile à saisir. C’est une narration qui oscille sans cesse entre la réalité et la fiction, qui est pleine de sous-entendus, d’allégories, de symboles et de métaphores. C’est un univers où la légende devient réalité et la réalité devient légende, un univers dans lequel un rôle important est joué par le rêve. Daniela Hodrová en a parlé un jour à la radio :
« Le rêve influence certainement l’inspiration littéraire mais pour moi ce n’est pas tellement un enrichissement de l’imagination. Le rêve m’influence surtout d’une façon allégorique, par les images et les symboles oniriques que je connais déjà. Il témoigne de l’état de mon âme et devient ainsi une partie intégrante du récit de ma vie. Au fond, le rêve est une métaphore des faits réels, métaphore d’un événement intérieur. »
Un œil scrutateur et clairvoyant
Dans les romans de Daniela Hodrová, Prague devient une cité magique, un enchevêtrement des destins humains, un laboratoire où l’on procède à la fusion du passé, du présent et de l’avenir. De roman en roman, son univers romanesque s’amplifie et se ramifie, les personnages passent d’un roman à l’autre et leur nombre augmente. L’écrivaine amène sur la scène de ses livres de nombreux personnages dont certains lui sont très proches. Elle raconte les vies de ses amis et se projette elle-même dans les vies de ses personnages parmi lesquels il y a, entre autres, des personnalités connues comme l’artiste plasticienne Adriena Šimotová ou la poétesse Bohumila Gregorová. Elle observe ses personnages d’un œil scrutateur et clairvoyant, elle les suit même dans leurs moments les plus intimes, elle les suit jusqu’à leur mort et même au-delà.
On pourrait dire que Daniela Hodrová est l’auteure d’un seul grand livre qui se divise en plusieurs romans et auquel s’attachent encore ses ouvrages théoriques. L’écrivaine insiste sur le fait que la forme en apparence chaotique de ses textes cache en réalité une structure solide et une cohésion intérieure de tous ces innombrables éléments qui forment ensemble le grand récit de sa vie et de la vie de nous tous.
Avec le temps
Avec le temps, le contenu et le style des romans de Daniela Hodrová ont évolué. Eva Markvartová, amie de l’écrivain et éditrice de son dernier livre, constate :
« Ce qui est intéressant, c’est l’évolution que nous voyons dans son œuvre à partir des premiers livres, où il y a plus de fiction, vers le temps présent où s’imposent de plus en plus des motifs autobiographiques. En tant que narratrice, elle quitte progressivement tous ses travestissements, elle dévoile peu à peu ses alter-egos. Dans son dernier livre elle se retrouve donc devant son lecteur dans toute son authenticité, dans toute sa vérité et presque dans sa nudité, dans le sens symbolique du mot, au moment où elle dépérit et entre dans la dernière étape de sa vie. »
Le dernier roman
Au cours de sa vie Daniela Hodrová a écrit une dizaine de romans qui ont été traduits dans une dizaine de langues. Ces livres sont appréciés par un public restreint mais passionné. Parmi ses admirateurs il y a entre autres Jakub Hlaváček, son éditeur dévoué qui dirige la maison d’édition Malvern. L’écrivaine est lauréate du prix Franz Kafka et du Prix national de la littérature et son roman Točité věty - Les phrases tournantes a été proclamé Livre de l’année 2016. Elle a travaillé jusqu’à la fin et n’a achevé son dernier roman que deux mois avant sa mort. Ce livre intitulé Co přichází aneb Cesta na kouzelný vrch - Ce qui arrive ou Le chemin de la montagne magique peut être considéré comme son testament humain et artistique. Eva Markvartová a été témoin de la gestation de ce dernier roman :
« Dans ce livre comme dans ses ouvrages précédents le présent fait toujours resurgir le passé et en même temps il y a une conscience de la fin qui s’approche. C’est une conscience qui n’a rien de définitif parce que, chez elle, le passé et le présent, ces deux mondes, s’interpénètrent. Dans son univers il est très difficile de saisir et de fixer la limite entre les vivants et les morts. Son dernier livre n’a été achevé qu’en juin de cette année et c’est comme une carte, comme un guide qui démontre qu’on peut entrer dans les ténèbres les yeux ouverts. »