Sylvie Germain de retour à Prague plus de trente ans après

'Le Livre des nuits'
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C’est pour assister à une représentation de la pièce de théâtre tirée de son roman Le Livre des nuits que l’écrivaine Sylvie Germain a repris le chemin de Prague, ville qu’elle avait connue intimement à la lisière de années 1980 et 1990. Et elle a retrouvé une ville radicalement changée. Elle s’est également rendue à la ferme de Petrkov, haut-lieu de tous ceux qui aiment la poésie et l’art graphique de Bohuslav Reynek. A la même occasion, elle a pris part aussi à une rencontre avec ses lecteurs pragois et a répondu aux questions de Radio Prague Int. Voici la première partie de cet entretien.    

Un intérêt qui ne se dément pas

Entre 1986 et 1993 vous avez vécu à Prague et vous avez enseigné au lycée français. Aujourd’hui, trente ans après, comment voyez-vous cette période de votre vie ? Quelle était la signification de ce séjour pragois dans votre vie et dans quelle mesure a-t-il influencé la suite de votre existence et votre œuvre ?

Sylvie Germain | Photo: Juan Pablo Bertazza,  Radio Prague Int.

« C’est difficile, la question est vaste. C’est vrai, ça fait maintenant plus de trente ans. Ça a été très important dans ma vie pour plusieurs raisons, ça m’a permis un peu de découvrir l’histoire de ce qu’était encore la Tchécoslovaquie ce qui m’a beaucoup intéressée. Et puis de découvrir également certains auteurs assez peu connus ou inconnus en France dont Reynek mais aussi d’autres poètes comme Holan, Seifert, Zahradníček, et des écrivains dont surtout Hrabal que j’aime beaucoup. C’est un intérêt qui ne se dément pas. Malheureusement, l’intérêt que les Français, ou globalement les gens en Europe dite de l’Ouest, ont pu porter au pays juste après la chute du Mur n’a duré que dix ans au maximum. Il y a eu pas mal de traductions, pas mal d’intérêt, puis cet intérêt c’est évaporé, hélas. C’est très dommage. »

Il y a quelque chose qui se banalise

Que pouvez-vous dire aujourd’hui de votre roman Immensités inspiré par votre vie à Prague et aussi par les changements après la chute du régime communiste ? Quelle est la place de ce roman dans l’ensemble de votre œuvre   ?

'Le Livre des Nuits' | Photo: Radio Prague Int.

« Je ne lui donne pas une place particulière. C’était en temps décalé. J’ai écrit en fait deux romans liés à Prague alors que j’étais déjà rentrée en France. L’imprégnation était déjà suffisamment forte. Immensités, ça se passe juste avant, pendant et après le changement de régime et de vies pour les gens. Et, comme j’avais été là jusqu’en 1993, j’avais été sensible au fait que certains se sont tout à fait rétablis et avaient réussi à construire enfin une vie digne de ce nom, en liberté, à avoir même des responsabilités politiques dans des pays nouveaux qui se mettaient en place. Et puis certains étaient trop abîmés, trop usés par le système d’avant. Je sais que certains se sont même suicidés. Comme toujours il y a eu des laissés pour compte. J’étais sensible à ça. Et il y a aussi ceux qui avaient une certaine lucidité, un désenchantement –  à la fois ils ne pouvaient que se réjouir du changement de régime, ils avaient lutté pour ça, mais ils n’étaient pas tout à fait satisfaits non plus de ce qui s’est mis en place après.

'Le Livre des nuits' | Photo: Divadlo Rokoko/Městská divadla pražská

Et qu’est-ce qu’ils diraient maintenant ? Je vois les rues de Prague, la ville est toujours aussi belle, c’est une des plus belles villes d’Europe, c’est sûr, mais en même temps il y a quelque chose qui se banalise. On trouve exactement les mêmes enseignes, les mêmes publicités, les mêmes types de boutiques comme un peu partout en Europe. Donc voilà, le changement n’est pas flagrant quand on vient d’ailleurs. C’est très bien pour l’économie, mais il y a aussi ces hordes de touristes, comme on en a également en France, comme on en a partout. C’est la société qui est comme ça maintenant, mais on ne peut pas ne pas déplorer certains excès. »

Le Livre des nuits adapté à la scène

Le Livre des nuits est votre premier roman. Il a été publié en 1985 et presque quarante ans après, la troupe d’un théâtre de Prague décide de l’adapter à la scène. C’est une saga familiale extrêmement riche qui déborde d’imagination et de personnages et couvre pratiquement un siècle de l’histoire de France et d’Europe. Est-ce, à votre avis, un livre adaptable pour être présenté au théâtre ?

'Le Livre des nuits' | Photo: Divadlo Rokoko/Městská divadla pražská

« Pas du tout. (Rires.) Et c’est ça qui m’a toujours étonnée parce que j’ai écrit pas mal de romans, maintenant en quarante ans. Certains sont plus ramassés, il y a moins de personnages. Mon écriture est très visuelle et je trouve que certains auraient pu être adaptés plutôt au cinéma mais malheureusement cela ne s’est pas fait. Mais celui-là est particulièrement inadaptable au théâtre et bizarrement c’est la troisième fois que ça arrive. Et chaque fois, c’est tout-à-fait différent. Mais à la limite, je le comprends aussi. C’est comme un prétexte au sens premier, au sens fort du terme, un texte qui met en mouvement l’imagination d’un artiste d’un domaine différent, en occurrence le théâtre, et l’artiste le transcrit à sa façon.

'Le Livre des nuits' | Photo: Divadlo Rokoko/Městská divadla pražská

Moi, je suis très ouverte aux initiatives des autres et je respecte toujours la création des autres. Donc ce qu’a fait ce metteur en scène est évidemment assez déroutant, en plus il y a relativement peu de texte qui est dit. Mais cela n’aurait pas été possible de mettre tous les personnages, de passer par trois guerres avec ces hordes de personnages. Le metteur en scène a donc fait des choix, évidemment, il a traduit cela dans un autre langage, dans un langage de théâtre, d’un théâtre très contemporain, avec beaucoup de musique et de chant. D’ailleurs les actrices et les acteurs sont remarquables. Moi, je suis toujours admirative si les acteurs savent chanter, savent danser, savent jouer de la musique et sont acteurs, quand ils sont polyvalents. C’est un spectacle qui est fort et qui est très beau. Que je n’y ai pas spécialement reconnu mon livre importe peu. D’autant plus que mon niveau de tchèque est absolument misérable. Je ne pouvais même pas apprécier le texte quand il était dit. »

'Le Livre des nuits' | Photo: Divadlo Rokoko/Městská divadla pražská

Sur les traces de Bohuslav Reynek

Au cours de votre séjour en Tchéquie vous visitez la ferme de Petrkov, maison du peintre, graveur et poète Bohuslav Reynek qui y a vécu entre les années 1892 et 1971. Que je sache, vous ne l’avez jamais rencontré. D’où vient, chez vous, cet intérêt passionné pour Bohuslav Reynek qui vous a inspiré un livre, livre que vous avez intitulé Bohuslav Reynek à Petrkov ?

Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek à Petrkov | Photo: Lucie Tučková/Archives de la famille Reynek

« Je l’ai découvert à Prague dans des samizdats parce qu’il n’était pas édité. En Tchéquie on connaît la vie très éprouvée de Reynek. Son travail n’était pas connu, on ne trouvait pas ses livres dans les librairies, c’était un peu sous le manteau. Et un jour, chez des amis qui étaient des milieux de la dissidence, j’ai trouvé une édition de poèmes de Reynek, édition qui avait été faite par des Tchèques émigrés au Canada. Je crois que c’était Škvorecký qui avait dû patronner ça. Et malgré mon niveau de tchèque qui était, comme j’ai dit, misérable, en feuilletant ce livre, j’ai été touchée, j’ai été troublée, j’ai été séduite et j’ai dit à la personne qui était là : ‘Ça me rappelle Trakl.’ Georg Trakl est un poète que j’aime beaucoup. Et la personne était étonnée :’Mais tu ne connais pas le tchèque. Comment peux-tu… ?’ Et en fait Reynek a traduit Trakl, entre autres, puisqu’il a beaucoup traduit. Donc je crois que parfois il y a des œuvres, même si on ne connaît pas la langue ou à peine, où on pressent quelque chose. Et cela m’est arrivée aussi avec d’autres poètes dans des langues que je ne connaissais quasiment pas. Bien sûr, après j’ai cherché leurs textes en traduction. Sinon je n’aurais pas pu découvrir davantage.

Heureusement qu’il y a ça. Parfois il y a comme une atmosphère, comme un ton, comme une musicalité qui réussit à émaner d’un texte même en-dehors de la compréhension linguistique qu’on peut en avoir. »

Une maison muséifiée

Petrkov | Photo: Facebook de Petrkov Česko-francouzské kulturní centrum/Muzeum literatury

Qu’est-ce que vous allez chercher et qu’est-ce que vous espérez trouver ou retrouver à la ferme de Petrkov ?

« J’espère ne rien retrouver ni trouver. Je pense que ça va me rendre plutôt mélancolique parce que j’ai eu la chance d’aller deux fois là-bas du temps du vivant des deux fils de Reynek qui étaient deux personnes absolument merveilleuses. Ça va me faire bizarre de voir la maison certainement rénovée parce qu’elle était vraiment, comment le dire en français, ‘dans son jus’, dans un état un peu délabré, peuplée de chats, avec des écuelles de lait un peu partout. C’était donc resté en l’état. L’âme de la maison, c’étaient les fils Reynek, Jiří et Daniel. Donc ça va me faire bizarre parce que c’est un peu muséifié. Et puis surtout, ils ne sont plus là, ces deux messieurs que j’aimais beaucoup.

Petrkov | Photo: Facebook de Petrkov Česko-francouzské kulturní centrum/Muzeum literatury

Mais en même temps, je me réjouis que cette maison ait échappé à la vente. Je crois qu’il y avait un projet hôtelier de luxe. Ça aurait été misérable de faire une telle chose. Heureusement il y avait des gens qui se sont mobilisés pour éviter ce projet calamiteux et puis sauvegarder la maison. Donc, c’est très important. Très. »

(Nous vous présenterons la deuxième partie de cet entretien samedi prochain dans le cadre de la rubrique Rencontre littéraire.)