Le dernier amour du prince des poètes
En 1821, Johann Wolfgang von Goethe se fait soigner dans la station thermale de Marienbad (Mariánské Lázně en tchèque) en Bohême de l’Ouest. Et c’est dans cette ville d’eaux élégante que celui qu’on appelle « le prince des poètes » fait une rencontre qui marquera de façon profonde et poignante tout le reste de sa vie. Cette rencontre entre un vieillard célèbre et une jeune fille de dix-sept ans est le thème principal d’un livre que son auteur Vratislav Maňák a intitulé Goethe v Mariánských Lázních - Goethe à Marienbad.
Le jeune cœur d’un vieux curiste
Au début du XIXe siècle, Johann Wolfgang von Goethe représente en quelque sorte toute la culture et la civilisation européenne. Il est poète, romancier, dramaturge, penseur, scientifique et homme d’Etat et il jouit d’une grande autorité spirituelle sur le plan international. Il apparaît non pas comme un homme mais comme une institution. La rencontre qu’il fait à Marienbad et qui le touche profondément, démontre que sous cette façade prestigieuse se cache un être sensible et vulnérable qui n’a pas encore perdu l’espoir d’être aimé. Vratislav Maňák évoque les circonstances de la rencontre que le poète a faite lors de son séjour de cure :
« Agé de plus de soixante-dix ans, Goethe est arrivé à Marienbad. En ce temps-là il était déjà une célébrité européenne : même Napoléon voulait le rencontrer. Marienbad était une station thermale très prisée à cette époque. C’était une ville récemment fondée dont l’architecture était moderne, un lieu de villégiature de l’aristocratie européenne. Parmi les curistes, il y avait aussi Amalie von Lewetzov et ses trois filles dont l’aînée avait dix-sept ans. Et Goethe est tombé amoureux de cette jeune fille ce qui lui était arrivé d’ailleurs souvent dans sa vie. »
« Monsieur a pris ma main... »
La jeune fille s’appelle Ulrike. Elle est issue d’une famille noble et après le divorce de ses parents et le remariage de sa mère, elle a été élevée dans un pensionnat français. La première rencontre avec le célèbre poète ne lui fait presqu’aucun effet. Elle se souvient : « Monsieur a pris ma main et m’a regardé avec amabilité. Je ne savais absolument rien sur cet homme. » Ajoutons que l’affaire ne manque pas de piquant parce que quinze ans auparavant à Carlsbad (Karlovy Vary), Goethe a fait la cour à Amalie von Lewetzov, la mère de cette même jeune fille qui, à l’époque, n’était qu’un bébé de deux ans.
A Marienbad, Goethe cherche tous les moyens et tous les prétextes pour pouvoir côtoyer l’objet de sa passion tardive. Il accompagne la jeune fille quand elle se promène, il cherche à être amusant et lui raconte des histoires drôles, il danse avec elle lors des soirées dansantes. Il espère surmonter l’énorme différence d’âge qui les sépare, faisant fi du « qu’en dira-t-on ». Mais évidemment, les rumeurs commencent à circuler. Sa situation a rappelé à Vratislav Maňák l’histoire d’un personnage littéraire :
« Je savais depuis le début que je voulais écrire quelque chose sur Goethe et Ulrike : c’est une histoire qu’on devrait raconter de nos jours, parce qu’elle est intéressante et parce qu’il y a cette tension particulière entre le vieil homme et l’objet de sa passion qui est encore presqu’une enfant. Et quand je réfléchissais à cette histoire, je devais toujours penser aussi à La Mort à Venise de Thomas Mann, récit sur un amour très semblable mais qui est homosexuel. Et je me suis dit que je pourrais peut-être entrelacer ces deux récits. »
Goethe et Aschenbach
Dans son livre, Vratislav Maňák met donc en parallèle deux récits et confronte la réalité et la fiction. Il compare le dernier amour de Goethe avec l’histoire de Gustav von Aschenbach, héros de la nouvelle de Thomas Mann. Ecrivain munichois, Gustav von Aschenbach vient à Venise, descend dans un palace du Lido et y rencontre Tadzio, un adolescent polonais qui exerce sur lui sans le savoir un attrait irrésistible et fatal. Impuissant face à cette fascination, l’écrivain ne cesse de suivre le charmant garçon à l’hôtel, sur la plage et dans les recoins de Venise sans l’aborder et refuse de partir bien qu’il se sache menacé par une épidémie de choléra qui sévit dans la ville. Il va jusqu’à se faire « rajeunir » en se faisant teindre les cheveux et se faisant maquiller dans le salon d’un barbier pour plaire à son idole. Mais c’est une vaine tentative et l’écrivain qui est allé jusqu’à s’avilir pour approcher l’objet de cet amour impossible, meurt jetant son dernier regard sur Tadzio jouant sur la plage.
En faisant des recherches sur le dernier amour de Goethe, Vratislav Maňák a découvert une curieuse coïncidence. Thomas Mann, lui aussi, avait d’abord l’intention d’écrire un livre sur le vieux prince des poètes et sa passion tardive, livre qui devait être intitulé Goethe à Marienbad. Cependant, il a finalement opté pour un sujet semblable qu’il a situé à Venise et dans lequel il a mis de nombreux éléments autobiographiques. Vratislav Maňák souligne les aspects communs des passions de Goethe et d’Aschenbach :
« Ces liaisons ne sont pas réciproques. Elle n’est mutuelle ni chez Goethe ni chez Aschenbach. Ni Ulrike, ni Tadzio ne sont amoureux de ces hommes. Au moment où j’ai commencé à écrire, finissait le mouvement #MeToo et c’est dans ce contexte que j’ai essayé de comprendre le vieil homme qui s’éprend d’un être jeune. Dans les deux cas, c’était des liaisons sans contacts sexuels. Aschenbach ne suit Tadzio que de loin et Goethe ne touche Ulrike qu’en l’invitant à la danse dans la société. Je cherchais donc à scruter l’âme du vieil homme qui s’efforce encore au dernier moment de s’approprier cet amour inégal et dont la passion éclate d’une façon incongrue. »
Une solution diplomatique
La passion de Goethe n’aboutit pas non plus à un heureux dénouement. Bien que la jeune fille l’aime bien, elle est loin de vouloir l’épouser et fera la sourde oreille à la demande en mariage par procuration qui lui est faite, selon le désir de Goethe, par le grand-duc Karl August de Weimar-Eisenach. La mère Amélie von Lewetzov trouvera finalement une solution diplomatique à cette situation gênante qui risque d’éclabousser et de couvrir de ridicule non seulement le vieillard amoureux mais aussi sa propre famille. Elle et ses filles quittent Marienbad pour s’installer à Carlsbad et lorsque Goethe vient les rejoindre, elle lui fait comprendre qu’il ne peut être qu’un ami de sa famille. Rien de plus. Profondément blessé, le poète finit par accepter cette solution et se résigne à raconter sa douleur dans son célèbre poème Elégie de Marienbad. Il ne reviendra jamais plus dans la ville qui a été le théâtre d’une des plus grandes déceptions de sa vie.
Vratislav Maňák constate qu’à Marienbad le vieux poète ne s’est pas vraiment épris d’une fille de famille aristocratique mais plutôt de l’âge de cette fille. Face à sa vieillesse et sa dégradation physique, il a été envahi par le désir de retrouver sa jeunesse perdue. Sous cet angle de vue, Goethe et Aschenbach ne sont donc pas tombés amoureux ni de Ulrike ni de Tadzio mais de la jeunesse. Et cela amène Vratislav Maňák à une réflexion très personnelle :
« J’ai écrit ce texte à l’âge de 33 ans. Bien sûr ce n’est pas la vieillesse, je ne me sens pas vieux, mais ce n’est pas non plus la verte jeunesse. A 33 ans, l’âge du Christ, je me suis rendu compte que ma jeunesse était déjà révolue, et je me suis mis à réfléchir sur ce qui devait arriver après. Et c’était peut-être pour cette raison que j’avais plus d’empathie pour Goethe et pour Aschenbach. C’est d’ailleurs ma façon de me confronter à n’importe quel problème : écrire. »
Souvenirs sur Goethe
Ulrike von Lewetzov ne s’est jamais mariée. Riche héritière des biens de son beau-père, elle a vécu dans sa grande propriété jusqu’à l’âge de 95 ans. Dans un petit livre qu’elle a rédigé et intitulé Souvenirs sur Goethe, elle nie fermement tout aspect érotique dans ses rapports avec le grand poète.
Selon Vratislav Maňák, l’aspect tragique de l’amour du vieux Goethe ne réside pas dans le fait qu’il a perdu sa dignité et s’est couvert de ridicule dans la société élégante après la fuite de la famille Lewetzov à Carlsbad. Ce qui est pour lui une source d’amertume, c’est le fait que l’amour est interdit à ce vieil homme parce qu’il semble incongru à son âge. « Pourtant, remarque-t-il, il n’y a pas de raison de chasser le vieux poète de la cour des amoureux seulement à cause de l’illusion que la vieillesse aux cheveux blancs est incompatible avec l’amour érotique parce qu’elle n’est pas assez belle. »