Igor Pomerantsev : un poète et journaliste né en Russie, élevé en Ukraine et installé à Prague
Igor Pomerantsev, poète et journaliste, vit à Prague depuis le milieu des années 1990, après que sa station, Radio Free Europe/Radio Liberty, a été transférée dans la capitale tchèque. Né en Russie, mais ayant grandi en Ukraine, il quitte l’Union soviétique avant son trentième anniversaire, accusé d’avoir diffusé de la « littérature antisoviétique ». Il s’installe à Londres, où il travaille pour la section russe de BBC World Service. Aujourd’hui âgé de 76 ans, il est revenu sur son parcours au micro de RPI.
Vous êtes né en Russie, mais vous avez grandi en Ukraine. Dans quelles circonstances avez-vous quitté l’Union soviétique dans les années 1970 ?
Igor Pomerantsev : « Effectivement, je suis né en Russie, à Saratov, une ville sur la Volga. Mes amis ukrainiens me disent souvent que c’est la seule tache noire de ma biographie.
Mais j’ai un alibi : mon père était correspondant militaire, ce qui faisait que la famille voyageait beaucoup. J’ai en réalité grandi en Ukraine. Les circonstances de mon émigration ont été dramatiques, à cause de mes démêlés avec le KGB.
Je parle couramment ukrainien, je le lis sans problème, mais j’écris en russe. En des termes modernes, je pourrais dire que [rires] j’étais un enfant de l’impérialisme russe, avec ce mélange de langues et de frontières internes propres à l’Union soviétique. Cela me prédestinait, d’une certaine manière, à une vie d’errance. En 1978, les circonstances de mon départ ont été difficiles : j’étais en conflit direct avec le KGB. »
Vous avez été accusé de détenir ou de diffuser de la « littérature antisoviétique ». Est-ce exact ?
« C’est vrai, mais c’est une façon très formelle de le dire. En réalité, en tant que jeune écrivain, je voulais lire tous les types de littérature, y compris celle qui était interdite. Mes amis et moi échangions des livres. Ce n’était pas une "diffusion" au sens strict du terme.
Il ne s’agissait pas d’un réseau de samizdat au sens où on l’entend, avec une organisation formelle. C’était plutôt une envie irrépressible de lire. En 1976, j’ai été détenu pour avoir possédé quelques livres, dont L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne et un roman de Vladimir Nabokov. Même Nabokov, un artiste littéraire reconnu, était considéré comme illégal par le KGB. »
« L'écrivain Daniel Defoe m’a aidé à comprendre la démocratie. »
Vous avez ensuite quitté l'URSS pour Londres. Comment avez-vous vécu cette transition ?
« Nous avons d’abord fait escale en Allemagne de l’Ouest. Mais après un an, j’ai trouvé un poste à la BBC, grâce à mon diplôme en anglais. J’étais un candidat idéal, et ils m’ont recruté immédiatement.
Mon travail à la BBC a été une révélation : la découverte du monde, de sa politique, de sa psychologie. Mon premier projet, à la fin de 1979, a été de traduire un reportage sur Daniel Defoe. C’était surprenant : en pleine guerre froide, alors que nous étions engagés dans une guerre de propagande, on me demande de traduire un sujet neutre et simple sur un écrivain anglais.
En réalisant ce projet, j’ai compris la diversité des opinions et la "polyphonie démocratique". Cela contrastait avec la radio soviétique, où tout n’était qu’un long monologue. Ce fut une leçon précieuse, et aujourd’hui encore, je considère que Daniel Defoe m’a aidé à comprendre la démocratie. »
Après la BBC, vous avez rejoint Radio Free Europe/Radio Liberty, ce qui vous a conduit à Prague dans les années 1990. Comment avez-vous vécu ces dernières décennies en Tchéquie ?
« Après mon émigration, j’ai beaucoup voyagé. Ce n’était pas seulement de la curiosité : c’était une sorte de névrose. J’avais besoin de me réhabituer à franchir les frontières d’États, un acte impossible en Union soviétique.
En arrivant en République tchèque, je me suis senti détendu, car ce pays est tout sauf agressif. Un autre aspect important : j’ai grandi à Czernowitz (aujourd’hui Tchernivtsi), une ville de l’ancien empire austro-hongrois. Je vis aujourd’hui dans une rue de Prague où se trouve un hôpital conçu par le même architecte austro-tchèque, Josef Hlávka. Cette continuité culturelle m’évoque une nostalgie rétrospective.
Je plaisante souvent en disant que je voudrais mourir à Trieste, un autre ancien territoire autrichien. Mais le Brexit, et en particulier Boris Johnson [rires], ont perturbé ce projet : en tant que citoyen britannique, je ne peux pas rester plus de 180 jours dans l’UE. Alors, Prague reste mon ancrage dans cette nostalgie. »
Vous organisez un festival de poésie à Tchernivtsi. Quel rôle joue la poésie dans un contexte de guerre ?
« La poésie, en temps de paix, reste une activité de niche, avec un public restreint. Mais en temps de guerre ou de révolution, elle acquiert un rôle public, devenant un symbole de résistance, de liberté, d’indépendance.
Tchernivtsi, jusqu’à présent, a été épargnée par les bombardements russes. Le festival continue, car la poésie, plus que jamais, porte l’esprit de résistance. »
Le rapport avec la langue russe : « une question complexe »
En tant que poète écrivant en russe, la guerre a-t-elle modifié votre rapport à la langue russe ?
« C’est une question complexe. Prenons l’exemple de James Joyce, un écrivain irlandais qui exprimait son identité irlandaise à travers l’anglais, la langue de l’ancien oppresseur. Je ressens une tension similaire avec le russe, ma langue maternelle.
Cependant, en Ukraine, ces dernières années, je préfère réciter mes poèmes en traduction ukrainienne, par solidarité. Mais lire dans une langue autre que ma langue maternelle est moins satisfaisant. Cela dit, je suis heureux d’avoir appris l’ukrainien dans mon enfance. Je n’ai jamais méprisé cette langue ni adopté une attitude impérialiste envers elle. »
La guerre actuelle en Ukraine a-t-elle des implications pour d’autres pays en termes d’expansionnisme russe ?
« La Russie est une culture où la mort prévaut. Elle a un long passé de violences internes, comme le Goulag et la guerre civile de 1918-1923, où des millions de civils sont morts.
Dans ce conflit, l’Ukraine incarne l’amour de la vie face à une Russie obsédée par la mort. Cette guerre est, en un sens, une lutte métaphysique entre ces deux visions. »
Votre fils Peter Pomerantsev est également écrivain. Que ressentez-vous à voir son succès ?
« Dans les temps médiévaux, les professions se transmettaient dans les familles. Aujourd’hui, c’est moins courant, mais parfois, les gènes jouent leur rôle. Peter écrit en anglais, sa langue maternelle. Il a choisi une voie plus pratique que la poésie, mais je lui rappelle souvent de lire des poèmes pour enrichir son écriture.
Nous entretenons une relation professionnelle, et ma femme et moi sommes souvent ses premiers lecteurs. Voir son succès est une grande fierté. »