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13) Václav Havel, le président dramaturge

Václav Havel, photo: ČT

Le premier novembre 1975 est un jour qui fait date dans l'histoire du théâtre tchèque. C'est dans l'arrière-salle d'une brasserie du village de Horní Počernice qu'une troupe amateur présente ce jour-là la nouvelle pièce d'un auteur réduit au silence depuis cinq ans par les autorités communistes. La pièce s'intitule Žebrácká opera – L'Opéra de quat'sous et l'auteur s'appelle Václav Havel.

La première de l'Opéra de quat'sous à Horní Počernice en 1975,  photo: ČT24

Une première mémorable

Václav Havel à la première de l'Opéra de quat'sous à Horní Počernice en 1975 | Photo: ČT24

Assister à une représentation de l'Opéra de quat'sous en 1975 est un acte de courage car la première est étroitement suivie par la StB, police secrète du régime communiste. Malgré le danger, la salle est bondée et la troupe remporte un grand succès car les spectateurs reconnaissent dans la pièce une allégorie du régime corrompu qui les gouverne. Ils viennent d'assister à l'accomplissement d'une des grandes missions du théâtre qui est de dévoiler les maux de la société, mission qui ne reste pas sans conséquences dans la politique. Václav Havel dira beaucoup plus tard :

La première de l'Opéra de quat'sous à Horní Počernice en 1975,  photo: ČT24

«  Non seulement le théâtre mais aussi l’art et la littérature chez nous ont suppléé pendant longtemps au rôle de la politique. Le peuple tchèque moderne se formait et trouvait son identité par l’intermédiaire de la culture. Et puis, le théâtre dans toutes les situations mais surtout dans une situation où la liberté est limitée, est une espèce d’organisme social, un carrefour de la sensibilité d’une époque, un endroit de rencontre et de convivialité, et cela lui donne une importance encore plus grande que celle que pourrait avoir par exemple un livre qu’on s’achète et qu’on lit à la maison.  »

La première de l'Opéra de quat'sous à Horní Počernice en 1975,  photo: ČT24

Les fruits du dégel politique des années 1960

Le théâtre Na zábradlí | Photo: Kristýna Maková,  Radio Prague Int.

L’œuvre dramatique de Václav Havel a été édifiée en trois étapes et elle peut être divisée aussi en trois catégories différentes. Fils et petit-fils d'architecte et d'entrepreneur, Václav Havel est stigmatisé dès son enfance par ses origines bourgeoises. Le régime autoritaire ne lui permet pas d'étudier à la faculté de cinéma et le futur écrivain gagne sa vie d'abord comme machiniste de théâtre. C'est au Théâtre sur de la balustrade (Divadlo na zábradlí) qu'il se découvre une passion. Le machiniste devient dramaturge.

'Le rapport dont vous êtes l'objet',  photo: Galerie morave de Brno

C’est pour ce théâtre que Václav Havel écrira une série de pièces dont les grands thèmes sont l'identité de l'homme et le rapport entre l'individu et le système. Avec les moyens du théâtre absurde et un humour corrosif, il révèle le vide sous le langage quotidien qui devient ainsi le miroir de la paresse intellectuelle, de la bassesse morale et de l'hypocrisie générale. Dans le trio des comédies absurdes Fête en plein air, Le rapport dont vous êtes l'objet et Plus moyen de se concentrer, le fin observateur qu’est Václav Havel démontre avec une malice irrésistible que ce langage perverti est étroitement lié au fonctionnement du régime totalitaire. Le critique Vladimír Just n'est pas près d'oublier l'impression que lui a laissée dans sa jeunesse la pièce Fête en plein air :

«  L’esprit de cette pièce composée de tout ce que je lisais dans les journaux, de ce qu’on nous disait à l’école, de cette façade, de ce décor des mots qui était typique pour ce régime, était pour moi, comme disent les surréalistes, une expérience initiatique.  »

'Fête en plein air',  photo: Archives du Théâtre national

Comment jouer Havel

Václav Havel en 1965 | Photo: Jaroslav Krejčí/Jaroslav Krejčí dědicové,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED

Il n'était pas facile pour les acteurs et les metteurs en scène de trouver un ton juste pour jouer ces pièces, pour en tirer leurs significations sous-jacentes et pour saisir la finesse de leur humour. Václav Havel a lui-même contribué à la discussion à ce sujet en formulant son opinion sur la réalisation scénique de ses textes dramatiques :

« Beaucoup de metteurs en scène se disent que ce sont des pièces absurdes, des pièces grotesques, et cherchent à les faire jouer d’une manière absurde et grotesque. Ainsi ils finissent par en faire une espèce de spectacle bio-mécanique qui est extrêmement rébarbatif, qui perd sa signification, sa tension dramatique. Selon mes expériences, les meilleurs résultats sont obtenus par les metteurs en scène qui prennent mes pièces telles qu'elles sont, et les montent en respectant mêmes mes notes scéniques et ne les compliquent pas trop par leurs inventions.  »

Photo: BONTON

La période de la dissidence

'Vernissage'

Dans la seconde moitié des années 1960, Václav Havel est déjà considéré comme un des meilleurs dramaturges tchèques mais l'occupation soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968 arrête son envol artistique et manque de briser ses relations fructueuses avec le monde du théâtre. Le nouveau régime instauré dans le pays après l'invasion par les Soviétiques voit en lui dès le début un critique redoutable et l'interdit de publication. La théâtrologue Lenka Jungmanová constate cependant que ce coup du sort s'est révélé finalement très fécond pour les futures inspirations de l'écrivain proscrit :

Photo: Gallimard

« Havel, malgré toutes les situations qu’il a vécues à cette époque et son engagement politique intense, supportait très très mal l'impossibilité de créer pour le théâtre. Et finalement il a résolu astucieusement ce problème qui le faisait souffrir. Il a utilisé ce dont il souffrait le plus, cette absence de contact avec le théâtre, comme le thème de ses nouvelles pièces et sa vie personnelle a commencé à se refléter dans sa création d’une façon très prononcée. Et cela a marqué une nouvelle étape de sa création dramatique qui a suscité très rapidement un grand intérêt dans les milieux non officiels tchèques et aussi, ce qui est important, en Occident.  »

Si, dans la première étape, les sujets des pièces de Václav Havel reposaient sur ses observations générales de certains phénomènes sociaux, dans la deuxième étape qui couvre deux décennies de la soit disant normalisation entre 1969 et 1989, c'est son vécu, son expérience personnelle y compris ses démêlés avec le régime totalitaire et la police secrète qui deviennent les sources principales de sa création. C'est l'époque où il écrit les célèbres pièces Audience, Vernissage et Largo desolato qui apportent un regard profond et complexe sur la situation d'un dissident dans un pays «  normalisé  ». Dans la pièce Tentation le thème faustien permet à l'auteur d'illustrer les pièges subtils que le régime totalitaire et ses agents secrets tendent aux récalcitrants.

'Tentation',  photo: Alexandr Hudeček/Jihočeské divadlo

L'Opéra de quat'sous

Et c'est finalement grâce à la pièce L'Opéra de quat'sous que Václav Havel en tant que dramaturge revient en 1975 sur les planches, bien que ce soit d'une façon quasi illégitime et grâce à une troupe amateur. Vladimir Just explique pour quelles raisons Václav Havel s'est inspiré de la vieille comédie parodique écrite par John Gay au XVIIIe siècle :

L'Opéra de quat'sous

« Ce qui devait intéresser surtout Václav Havel dans L’Opéra de quat’sous, c’est l’image d’un monde où tout est à vendre y compris l’amour. C’est un monde où les grands poissons dévorent les moins grands et il faut être totalement naïf pour penser que quelque chose dans ce monde est épargné par la corruption. Pour Havel, la corruption est un des thèmes majeurs et il ne s’agit pas que de la corruption pécuniaire, de graisser la patte de quelqu’un, mais surtout de la corruption des mots, la corruption de la langue. (…) Le gangster mais aussi celui qui le poursuit, le chef de la police, font tous partie d’une bande de mafieux. Et c’était quelque chose qui devait intriguer Václav Havel.  »

Quand le dramaturge dissident devient président de la République

A l'époque où Václav Havel écrit ces pièces, il est déjà intensément engagé dans la dissidence tchécoslovaque. Co-auteur de la Charte '77, appel au respect des droits de l'homme, il devient même la figure de proue de l'opposition contre le régime  totalitaire et après l'effondrement de ce régime il est élu président de la République. C'est le début d'une nouvelle étape dans sa vie pendant laquelle le théâtre devra céder la place à la politique et le président écrira surtout des essais et des discours officiels. Cependant, ses pièces de théâtre écrites dans des périodes antérieures s'imposent sur les scènes tchèques et dans des théâtres du monde entier. Le président suit d'un regard amusé la réception de ses œuvres à l'étranger et les tentatives des réalisateurs de les situer dans des contextes sociaux différents :

Václav Havel avant son discours sur le balcon de Melantrich en 1989 | Photo: Miloň Novotný

« Mes expériences ne sont pas si mauvaises que ça. J’ai vu une de mes pièces à Reykjavik, une autre aux Philippines, j’ai vu mes pièces dans divers endroits et au fond, j’ai été plutôt content. Ces pièces revêtent dans chaque contexte une signification et un sens un peu différents, ou plutôt un sens plus général par rapport à leur première signification qui était plus concrète.  »

Le testament artistique

'Sur le départ',  photo: Respekt

La troisième partie de la création dramatique de Václav Havel ne commence donc qu'en 2003, lorsqu'il achève son deuxième mandat de président de République tchèque et se retire de la haute politique. Il retrouve son inspiration et revient sur les planches avec la pièce intitulée Sur le départ, œuvre dans laquelle il brosse un portrait ironique d'un dirigeant politique parvenu à la fin de sa carrière et qui doit s'adapter à un nouveau mode de vie et à un nouveau statut social. En écrivant cette pièce, l'ancien président puise abondamment dans ses expériences d'homme d'Etat et jette un regard désabusé sur la vacuité idéologique des puissants de ce monde et ironise la phraséologie fallacieuse du journalisme politique. La pièce peut être considérée aussi comme le testament artistique et humain d'un auteur qui a dénoncé par toute son œuvre les mensonges généralement acceptés parce qu'ils nous facilitent la vie. C'est ainsi que Václav Havel a décrit dans une interview sa méthode artistique :

«  Pourquoi Dieu ou la foi en une autorité surhumaine ne se trouvent pas dans mes pièces ? Cela est dû à leur poétique et à leur genre. Pendant toute ma vie j’ai écrit des pièces qui posent la question du sens en présentant le non-sens, donc d’une manière indirecte. C’était la seule manière dont je savais écrire, et c’est une manière appropriée à notre époque, à cette époque dans l’histoire du monde et dans l’histoire du théâtre. Ces pièces ne donnent pas l’espoir, ne proposent pas de solutions, n’offrent pas de certitudes. Elles évoquent l’état de l’Homme qui perd l’espoir, qui perd sa propre identité, et en le faisant elles appellent le spectateur confronté au non-sens qui lui est présenté, à chercher le sens en lui-même.  »

'Sur le départ',  photo: ČT

Une lacune qui ne sera pas comblée

'Les pièces',  photo: Lidové noviny

La disparition de Václav Havel en 2011 a laissé un grand vide dans la vie politique mais aussi dans le théâtre tchèque. Le président dramaturge n'est toujours pas remplacé et il semble même qu'avec le temps l'absence de son esprit à la fois créateur et critique se fait sentir de plus en plus fort. Heureusement, les traces qu'il a laissées dans la culture et notamment dans le théâtre tchèques sont toujours vivantes. Lenka Jungmannová conclut :

« Václav Havel est une personnalité tellement importante pour le théâtre tchèque que sans lui notre théâtre serait bien différent. Si nous analysons la création d’autres dramaturges tchèques, il s’avère qu’ils ont adopté la conception de Václav Havel qui considérait la langue comme un personnage de ses pièces. Et ils développent pratiquement tous un grand thème apporté par Havel, c’est à dire, la crise de l’identité humaine de l’homme moderne. Václav Havel se classe  aujourd’hui parmi les meilleurs dramaturges du monde et son nom est cité avec ceux de Beckett et de Ionesco. C’est quelque chose que la culture tchèque n’a jamais connu avant lui, et je pense qu’elle ne le connaîtra pas pendant encore très très longtemps. »

Václav Havel | Photo: Jiří Jiroutek,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 3.0
Auteur: Václav Richter
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