« On avait sûrement calomnié Joseph K..., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » C’est par cette phrase que s’ouvre le roman de Franz Kafka (1883-1924) qui porte le titre laconique Der Prozess - Le procès. Considéré comme un des ouvrages fondamentaux de la littérature du XXe siècle, cette œuvre insolite et angoissante qui se prête à d’innombrables interprétations, n’a jamais livré vraiment son secret.
Le manuscrit qui devait être brûlé
« Tout ce qui peut se trouver dans ce que je laisse après moi (c’est-à-dire dans ma bibliothèque, dans mon armoire, dans mon secrétaire, à la maison ou au bureau ou en quelque endroit que ce soit ), tout ce que je laisse en fait de carnets, de manuscrits, de lettres, personnelles ou non, etc., doit être brûlé sans restriction et sans être lu ... »
écrit Franz Kafka dans une lettre adressée à son ami Max Brod, lettre qui peut être considérée comme un acte de dernière volonté.
Max Brod n’exécutera pas la volonté de son ami défunt et cette trahison sauvera pour la postérité une partie importante de l’œuvre de Franz Kafka. Parmi les ouvrages qui devaient être brûlés il y a aussi son roman intitulé Le procès. Le livre revu et préparé à l’édition par Max Brod sort à Berlin en 1925, un an après la mort de son auteur.
Les éléments autobiographiques
Il y a beaucoup de possibilités d’aborder cette œuvre. Jindra Broukalová de l’Université Charles de Prague s’interroge sur les reflets de la vie de l’auteur dans son roman :« Nous pouvons lire son œuvre sans connaître sa vie, c’est tout à fait possible, et son œuvre nous parlera et nous intriguera de la même façon, peut-être encore davantage. Nous ne nous demanderons pas dans quelle mesure elle correspond à sa vie, dans quelle mesure il décrit les situations de sa vie. D’autre part, même les tentatives d’interprétation autobiographiques sont bien possibles, parce que Kafka lui-même dit que l’ensemble de son œuvre est un commentaire de sa vie. »
L’écrivain français Pierre Michon voit lui aussi des ressemblances entre l’auteur et son héros. Voici ce qu’il en disait l’année dernière lors de sa venue à Prague où lui a été décerné le prix Franz Kafka :
« Prague, c’est aussi le nom de la littérature la plus pure – le diamant. C’est Le Procès de Kafka, qui dessine minutieusement le plan de ses rues pour y traquer et mettre à mort Joseph K. et ce plan est un chemin de croix, la croix d’un personnage, fictif certes, mais qui ressemble beaucoup à Franz Kafka, à un écrivain donc. Kafka a fait de Prague un Golgotha, l’a déchue en lieu de supplice, et pour comble d’infamie il ne dit jamais que son Golghota s’appelle Prague, comme pour punir la ville d’être Prague, pour l’effacer de la carte du monde. »
En effet, il n’est pas difficile de trouver des similitudes entre l’auteur et le héros de son roman. Franz Kafka est un Pragois. Natif de Prague, il y vit pendant une grande partie de son existence et la topographie ainsi que l’atmosphère de la ville se reflètent aussi dans son roman. Après ses études de droit, il travaille dans des caisses d’assurance où il s’impose comme un employé compétant et habile, où sa promotion est rapide.
Joseph K..., lui, travaille dans une banque où il exerce la fonction de fondé de pouvoir et son employeur se montre aussi satisfait de lui. Les relations de Franz avec les femmes sont difficiles et Joseph K... entretient avec les femmes également des rapports compliqués et ambigus. Et même quand l’écrivain évoque sporadiquement le physique de son héros, le lecteur a l’impression de voir émerger les traits des photos de Franz Kafka et il lui semble que l’auteur brosse son propre portrait.
Un crime non précisé
Cependant malgré tous ces éléments communs, il n’est pas possible de réduire l’histoire du procès de Joseph K... à un récit autobiographique. Loin de là. Cette histoire d’un homme accusé injustement et qui cherche désespérément la justice reflète un thème d’une ampleur universelle, le thème de l’antagonisme profond entre l’individu et le monde.
Un matin, Joseph K... est arrêté par deux agents mystérieux pour un crime qui n’est pas et ne sera pas précisé. L’absurdité de cette situation saute aux yeux et Joseph est d’abord convaincu que la justice lui rendra raison. D’abord il a tendance à refuser ce jeu absurde, il ne veut pas jouer à un procès pour un crime qui n’a pas été commis, puis il accepte la procédure, se résigne à participer à cette parodie de la justice, engage des avocats et cherche sérieusement à se défendre. Mais toutes ses démarches se heurteront à la complexité et à la rigidité de la machinerie judiciaire face à laquelle il se trouve impuissant. Jindra Broukalová retrace l’évolution de l’état d’esprit de l’accusé :« Joseph K... réfléchit beaucoup sur la signification de son arrestation. Il se rend compte qu’il vit dans un Etat constitutionnel, la paix règne partout et les lois sont respectées. Ce qui lui arrive est absolument incompatible avec l’Etat de droit. Et pourtant il reconnaît à sa manière l’autorité du tribunal inconnu. Ce tribunal intègre progressivement sa pensée, ce qui se manifeste dans le dernier chapitre lorsque Joseph K... est mené de force par deux gardiens. Joseph K... se doute déjà que cela finira mal mais ne crie pas au secours lorsqu’il voit dans la rue un gendarme qui pourrait l’aider. Bien que ses gardiens s’arrêtent, il accélère le pas et manifeste de cette façon sa reconnaissance de l’autorité du tribunal. »
Les tentacules du tribunal omniprésent
Le tribunal dans ce roman est une institution qui semble avoir investi toute les couches de la société. Lors de ses démarches auprès du tribunal Joseph K... rencontre de nombreux représentants de cette institution secrète qui prolifère partout comme une pieuvre aux longs tentacules ou comme une maladie insidieuse. Tous ces agents, ces gardiens, ces huissiers, ces juges d’instruction, ces avocats sont tantôt hésitants, confus et ridicules, tantôt arrogants, pleins d’assurance et menaçants. Joseph entre même dans leur intimité, il découvre leurs faiblesses humaines et leurs comportements bizarres ce qui pimente certains chapitres du roman d’humour noir et de dérision.Mais l’accusé n’arrive toujours pas à percer le mystère et à dévoiler ce qui se cache derrière les apparences de cette justice manipulée et quel est son rôle dans tout cela. Car, probablement, il joue à son insu, lui aussi, un rôle dans ce système judiciaire perverti. Jindra Broukalová constate qu’il n’est pas possible de cerner les pratiques de ce tribunal omniprésent :
« Nous ne savons pas du tout quel est ce tribunal. Tous ceux qui cherchent à interpréter cette œuvre, soulignent que le tribunal est un vide dans lequel on peut mettre les contenus les plus divers. C’est justement ce qui rend le roman de Kafka si inquiétant. La faute, la culpabilité est la catégorie fondamentale dans l’œuvre de Kafka. Ce n’est pas une culpabilité dans le sens du droit pénal ou dans le sens moral, c’est la faute métaphysique, la faute religieuse dont on n’arrive pas à se libérer. »
Etes-vous innocent?
« Etes-vous innocent ? », demande à Joseph le peintre Titorelli, un des personnages les plus bizarres du livre, et bien que la réponse de l’accusé soit affirmative et ferme, la question de la culpabilité et de la faute métaphysique ne cesse de planer sur le roman et sur le sort tragique de son héros, et c’est une question qui ne sera pas résolue. Après d’innombrables démarches inutiles, de nombreux petits espoirs et de nombreuses déceptions, Joseph K... se rend compte de son impuissance et malgré l’absurdité de sa situation de l’accusé sans crime, il finit par se résigner à l’issue fatale de son procès.Les aspects typiques des régimes totalitaires
Au-delà de sa portée métaphysique on donne au roman aussi des significations plus concrètes, et même politiques. On y voit entre autres une image de l’impuissance de l’individu face à l’Etat, face aux systèmes administratifs rigides et à la machinerie bureaucratique. Jindra Broukalová rappelle qu’on y voyait même une prophétie de la déshumanisation de la société et des régimes totalitaires du XXe siècle :
« C’était justement l’évolution du XXe siècle, c’est à dire, le totalitarisme, le stalinisme et le nazisme, qui a donné à ce roman de Franz Kafka et à l’ensemble de son œuvre son immense actualité. Nous avons ici quelques aspects typiques du système autocratique. Le tribunal est une institution omniprésente, il est partout et l’accusé ne peut pas lui échapper. Joseph K... découvre, sidéré, que les bureaux de la cour pénale se trouvent dans chaque grenier. Autre chose qui est typique pour les régimes totalitaires, c’est qu’il n’y a pas de limite entre ce qui est privé et public. Déjà l’arrestation de Joseph K... se déroule d’une façon très particulière et typique pour ces régimes et rappelle les Mémoires des dissidents soviétiques dans lesquels ils racontent comment ils ont été écroués. »Avec la violence d’un prophète
Avec le temps le personnage de Joseph K... est donc devenu comme un écran sur lequel se projettent les déceptions et les frustrations de l’individu qui vit au milieu des autres mais qui reste pourtant seul. Le héros meurt et son exécution à la fin du roman n’est pas une solution de son problème mais c’est quand même une issue.
Ainsi s’achève l’aventure tragique de l’homme qui cherchait obstinément à comprendre le monde et à vivre conformément à la Loi. Son histoire peut être considérée comme une parabole de la condition humaine. Alexandre Vialatte, traducteur français des ouvrages de Franz Kafka, a écrit à propos de l’auteur de ce roman : « Son art est d’avoir exprimé avec la violence des prophètes, ce vieux pourquoi de l’homme en face d’un monde fortuit et d’un univers qui l’écrase. »Les historiens de littérature et les critiques chercheront encore longtemps à découvrir et à expliquer toutes les significations, toutes les paraboles et tous les messages qui se cachent dans ce livre considéré comme un des sommets de la littérature mondiale.
Mais l’histoire de Joseph K... peut être lue aussi tout simplement comme l’aventure bouleversante d’un jeune homme sensible qui cherche la justice et se heurte aux forces insidieuses qui lui sont supérieures.
André Gide a écrit à propos de ce roman :
« L’angoisse que ce livre respire est par moments presque intolérable, car comment ne pas se dire sans cesse : cet être traqué, c’est moi ? »