Odyssée des illusions trahies : un nouveau documentaire sur Milan Kundera
La documentariste tchèque installée en France Jarmila Buzková signe un nouveau film sur Milan Kundera pour ARTE. A bientôt 92 ans, le plus français des écrivains tchèques et le plus tchèque des écrivains français (un poncif dont on ne se lasse pas) n’en finit pas de passionner, dans son pays natal comme dans son pays d’adoption et bien au-delà. Récemment encore, son roman L’Ignorance a été désigné livre de l’année 2021 à Prague, plus de 20 ans après sa parution dans une autre langue que le tchèque.
Comment avez-vous décidé de vous lancer dans un documentaire sur Milan Kundera ?
Jarmila Buzková : « Les livres de Kundera m’ont accompagnée depuis ma jeunesse. J’ai vécu une partie de ma vie sous le communisme et je dois préciser que je les ai lus en serbo-croate. La Plaisanterie a été publiée en tchèque en 1967 avant d’être retirée des librairies et bibliothèques. J’avais des copains en Yougoslavie et ils me passaient des bouquins traduits. J’ai appris le serbo-croate à cause de ça ! »
« C’est donc une longue histoire. A ce moment-là c’était comme une petite révolte personnelle contre le régime de pouvoir lire quelque chose comme ça et d’essayer de raisonner de la même façon que lui, avec sa clairvoyance et sa liberté d’esprit – cela m’inspirait énormément. »
Vous avez quitté la Tchécoslovaquie communiste pour arriver en France après des séjours dans d’autres pays dont la Belgique. Avez-vous déjà rencontré Milan Kundera, à Paris ou ailleurs ?
« Je ne l’ai malheureusement jamais rencontré. J’avais espéré le rencontrer en 2015 quand je l’ai contacté pour la première fois via son agent chez Gallimard mais hélas cela ne s’est jamais fait. »
Qu’avez-vous découvert sur Milan Kundera en faisant ce film ?
« C’est compliqué, car j’ai d’abord beaucoup enquêté et lu avant de m’attaquer à ce projet – je me sentais toute petite par rapport à ce géant et il fallait que j’en sache le plus possible avant de prétendre dire quelque chose sur Milan Kundera. Donc j’ai vraiment lu pendant plusieurs années et mis au profit de ce film ce que j’ai découvert, que ce soit dans les archives, les livres ou les articles. Au début de son séjour en France, Kundera publiait beaucoup d’articles et commentait beaucoup de choses. Avec le recul, c’est toujours extrêmement intéressant. »
Son roman L’Ignorance est récemment sortie en tchèque pour la première fois (et a été désigné livre de 2021 dans l’enquête annuelle du quotidien Lidové noviny). Ce livre sur le retour difficile des émigrés est-il particulièrement fort pour quelqu’un au parcours comme le vôtre ?
LIRE & ECOUTER
« Bien entendu. Je me sens extrêmement proche du destin de M. Kundera, ayant vécu la moitié de ma vie en Tchécoslovaquie et l’autre moitié en France. Je suis parfaitement en accord avec lui sur ce qu’il dit des deux pays. J’ai l’impression de le comprendre, aussi sur toutes les polémiques, car j’avais l’impression de comprendre ce qu’il ressentait. »
« Quant à L’Ignorance, en revanche, même si j’adore ce livre profond, ce n’est pas mon vécu. J’ai toujours gardé de très bons amis à Prague où je retourne au moins une fois par an et j’ai l’impression qu’on s’est quitté la veille. Même chose pour mes amis français. Je n’ai pas l’impression en rentrant en Tchéquie de ne pas pouvoir communiquer tout ce que j’ai vécu en France – ce n’est pas mon expérience personnelle. »
Vous avez fait intervenir dans votre film bon nombre de personnalités ou de connaisseurs de l’œuvre de Kundera. Est-ce facile de faire parler des gens de cet écrivain mondialement connu face caméra ? Avez-vous été confrontée à des refus ?
« Oui, j’ai été confrontée à des non-réponses et à des refus. Il y avait aussi des peurs chez quelques personnes, qui auraient bien voulu mais ne l’ont pas fait en rapport avec de potentielles réactions de l’entourage de Kundera. Il y a beaucoup d’appréhension autour de ce sujet. De la méfiance peut-être. Je ne sais pas si c’est justifié. Je pense que Kundera est un grand perfectionniste presque maladif, ça c’est clair. Donc ses expériences un peu malheureuses avec des journalistes ont suscité une réaction un peu exagérée de sa part. C’est dommage, comme ça l’est pour l’adaptation de ses œuvres. Son œuvre mériterait des adaptations plus nombreuses – il y a beaucoup de gens de talent qui auraient pu en faire. »
Vous parliez plus tôt de polémiques. Abordons la principale polémique de ces dernières années à Prague, celle de la dénonciation supposée de Milan Kundera en 1950. Vous rappelez dans votre film la défense quasi-réflexe d’intellectuels français et l’absence de débats sur la question. Est-ce que cette polémique est centrale quand on veut faire un film sur Kundera aujourd’hui ?
« Je ne pense pas qu’elle soit centrale – néanmoins je ne pense pas qu’on puisse l’éviter. Elle est tellement complexe cette histoire qu’elle mériterait un film entier. Je n’avais pas ce loisir – il me fallait parler de son œuvre et de son destin donc il fallait consacrer relativement peu de temps à cette affaire mais en parler de manière juste. »
« Evidemment je comprends les Tchèques. Et je comprends Milan Kundera. Si vous voulez mon avis personnel, je pense qu’il est tout à fait possible qu’il ne s’en souvienne pas. Il faut tout d’abord prendre connaissance du contexte de l’époque. On avait peur. Et le signalement était la première chose qu’on nous demandait. Signaler chaque mouvement était tellement dans les mœurs que cela n’était pas qualifiable de dénonciation. C’est ça qu’on ne comprend pas et que les intellectuels français – vu leurs réactions – n’ont pas compris. A mon avis ils l’ont plus enfoncé qu’aidé avec leur défense tonitruante. Dire ‘ce n’est pas un délateur’, je trouve cela horrible pour lui. Ce ne sont pas les mots qu’il aurait fallu employer. »
« Dans le même temps je comprends les Tchèques, qui souhaitaient davantage d’explications de la part de Kundera. C’est évident. Mais un écrivain extraordinaire est-il capable d’une telle franchise ou humilité pour assumer – c’est complexe, rien n’est tout noir ou tout blanc. Je comprends que cela devait être extrêmement compliqué pour Milan Kundera 70 ans après et que cela a été une tragédie pour lui. Je pense qu’à partir de là sa santé a commencé à décliner. »
Vous avez auparavant réalisé un film sur Václav Havel il y a une douzaine d'années. Avez-vous parlé avec Havel de Kundera ?
« Non, mais c’est vrai que les deux partagent une histoire ensemble, dont j’ai voulu parler dans ce nouveau film. Mais j’aurais eu besoin de 90mn tellement c’est complexe ! Leur discussion sur le destin tchèque notamment est fabuleuse et très actuelle finalement. »