Olivier Bohler : « Derrière son classicisme, l’œuvre de Jean-Pierre Melville est une œuvre fondamentalement moderne » (II)
Dans le cadre du 47e festival du film de Karlovy Vary était organisée une grande rétrospective du cinéaste français Jean-Pierre Melville, dont on dit qu’il est le père spirituel de la Nouvelle Vague. Olivier Bohler est un jeune réalisateur, passionné par le cinéma de Melville, il a réalisé un documentaire sur ce dernier, « Sous le nom de Melville », et a accepté de répondre aux questions de Radio Prague dans la suite et fin de cet entretien. Il est d’abord revenu sur les cinéastes qui ont inspiré Jean-Pierre Melville :
« Je rajouterai juste une chose, Melvilleconnaissait bien l’ensemble du cinéma et parmi ses influences, le cinéma japonais est loin d’être absent. Il a vu des films de Kenji Mizoguchi et ‘Les Sept Samouraïs’ d’Akira Kurosawa qu’il a aimés. Pour Kurosawa, la parenté est flagrante. Concernant les cinéastes qu’il a influencés, Quentin Tarantino a rendu à Melville un hommage formidable avec les grandes tirades et les grandes dédicaces de ‘Reservoir Dogs’, qui a notamment permis aux cinéastes français de redécouvrir Melville en les poussant à s’intéresser aux influences des cinéastes américains contemporains. Les cinéastes français ont pourtant du retard dans ce domaine. »
Donc nous redécouvrons Melville par le biais des Etats-Unis, c’est paradoxal !
« Par le biais des Etats-Unis qui l’ont conduit au cinéma, effectivement. Jim Jarmusch, comme Tarantino doit beaucoup à Melville. Jarmusch et Tarantino avaient acceptés d’apparaître dans le film, mais pour des questions de planning, cela n’a pas été possible. C’est un grand regret. Tarantino était en tournage et Jarmusch, malgré une journée déjà programmée, a annulé sa venue et en a été aussi désolé que nous. On peut dire qu’il est présent en pensée dans le film. Par ailleurs, il est amusant de constater que de même que le cinéma japonais a influencé Melville, de même Melville influence le cinéma asiatique représenté par John Woo, le premier qui a, à peu près en même temps que Tarantino, rendu hommage à Melville, dans ‘The Killer’ qui est quasiment un remake du ‘Samouraï’. Johnnie To, qui est dans le film, cite lui aussi Melville régulièrement. Plus étonnant et de manière très intéressante, le très intellectuel cinéaste Masahiro Kobayashi, un auteur à la mode française très francophile, cite des films de Melville qui ne sont pas nécessairement ‘Le Samouraï’ ou les films d’action comme ‘Le Deuxième Souffle’ mais ‘L’armée des ombres’ qui est même visuellement cité dans l’un de ses films lorsque l’un de ses personnages regarde une cassette vidéo de ‘L’armée des ombres’. C’est passionnant parce qu’il s’agit d’un autre versant de l’œuvre de Melville et non de la veine du polar seule mais d’une veine plus tragique, plus intimiste. »A première vue Melville ne semble pas appartenir à la Nouvelle Vague. Pourquoi dit-on de Melville qu’il est le père spirituel de la Nouvelle Vague ?
« Melville appartient à la Nouvelle Vague, mais il est très en avance, puisque si l’on compare ‘Le silence de la mer’ sorti en 1947 à ‘A bout de souffle’ sorti en 1959, il y a plus de dix ans d’écart. Il appartient à ce courant parce qu’il est le premier cinéaste - au monde peut-être - français du moins, à être formé par le cinéma, c’est-à-dire que sa seule formation vient des films qu’il a vus. Il arrive dans le monde du cinéma en voulant soit refaire, soit proposer quelque chose de nouveau par rapport à ce qui existait déjà. Comme il le dit très bien, quand Jean Renoir ou Charlie Chaplin ont commencé, ils n’avaient pas de modèle, il a fallu inventer le cinéma. Melville est le premier des cinéastes à ne pas inventer mais à arriver avec une culture déjà constituée au sein de laquelle il cherche sa place. Il s’agit typiquement de la place de la Nouvelle Vague qui, elle, sera formée par Henri Langlois à la Cinémathèque française. Les cinéastes de la Nouvelle Vague voient des films de Langlois à la Cinémathèque qui leur donnent envie de faire des films. D’autre part, Melville tourne un film en 1947 en dehors de toute production normée, c’est-à-dire qu’il n’a pas de producteur, il est lui-même auteur-producteur. Il fonde sa propre société de production pour pouvoir tourner, parce qu’à l’époque il fallait, pour être réalisateur, avoir été assistant sur le tournage de plusieurs films, puis avoir une carte d’assistant, etc. Le monde du cinéma était une grosse machine et il fallait être âgé pour commencer à en faire. C’est un résumé rapide mais c’est à peu près ainsi que cela se passait. Au contraire Melville commence jeune, au sortir de la guerre, il est alors un jeune homme d’une énergie vitale débordante, qui n’a pas un franc sur lui, qui dit rentrer tous les soirs de tournage en lavant sa chemise parce qu’il n’en a qu’une, et qui n’a qu’une seule envie, c’est de faire du cinéma. Il autoproduit entièrement son film avec de l’argent familial et de l’argent gagné de diverses manières et non avec l’argent de Nicole Stéphane, qui était l’actrice principale et qui était une Rothschild. On lui a par la suite reproché de n’avoir jamais aidé à la production de ce film. Melville est alors indépendant et c’est ce qu’essaiera aussi de faire la Nouvelle Vague, ainsi que de tourner en décor naturel parce qu’a priori ça coûte beaucoup moins cher. Beaucoup d’entre eux ont un parcours similaire, dans le sens où ils vont apprendre, Melville le premier, que tourner en extérieur coûte parfois beaucoup plus cher que de tourner en intérieur dans un studio parce que lorsque le soleil s’en va au mauvais moment, il faut recommencer le lendemain et gacher deux fois plus de pellicule que si ça avait été fait en studio. Ils tireront souvent les mêmes leçons. »Le nom de Melville, qui est un pseudonyme puisque son vrai nom était Grumbach, est un hommage à Herman Melville, auteur de ‘Moby Dick’. Pourquoi a-t-il choisi cet hommage littéraire ?
« Cela dit beaucoup de la grande culture de Melville et de l’importance du littéraire chez lui. Ce qui est très étonnant tout de même c’est que sur 13 films réalisés par lui, plus de la moitié sont des adaptations, à commencer par ‘Le silence de la mer’ qui est son premier film ou des chefs-d’œuvres comme ‘L’armée des ombres’ et des romans plus faciles comme ‘Le deuxième souffle’. Il avait une passion pour Louis Aragon, il était bercé par la culture de son temps, celle plus ancienne et par la culture américaine. Il le dit de manière amusante : ‘j’aimais Edgar Poe mais, s’appeler Poe, ce n’est pas ce qui sonne le mieux en France, donc ce n’était pas possible ; il restait Melville’. Toute l’ambigüité réside dans le fait que son modèle est le cinéma américain mais que son propre cinéma est très français ou du moins extrêmement européen. Bertrand Tavernier explique cela à merveille : quand Melville fait un plan qui est une reprise d’un plan de Robert Wise, il le fait durer un peu plus longtemps, cela devient alors un plan de Robert Bresson, même si le cadrage est celui de Wise. Chez Melville, on est toujours à cheval entre deux cultures, entre les Etats-Unis et l’Europe. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que c’est aussi vrai chez Herman Melville et que le nom même d’Herman Melville est un nom qui sonne très français. Jean-Pierre Melville a donc choisi le plus français des noms d’auteurs américains. On ne peut pas dire que la littérature de Herman Melville soit une littérature empesée ou d’un classicisme XIXe lourd. C’est une littérature d’un modernisme extraordinaire derrière des apparences de ‘grande histoire de chasse à la baleine’. D’un point de vue métaphysique, ce roman est en avance, il s’agit sûrement d’un des premiers romans modernes. L’œuvre d’Herman Melville nous parle aussi de l’œuvre de Jean-Pierre Melville qui, derrière son classicisme, est une œuvre fondamentalement moderne. Je pense que la parenté et le modèle des deux Melville résident dans cet aspect. »