Opéra d’Etat de Prague : « Nous sommes aujourd’hui dans la même situation qu’en 1939 »
L’opéra impressionniste allemand Un son lointain (Der ferne Klang) de Franz Schrecker est présenté, en mars et en avril, à l’Opéra d’Etat de Prague sous la direction du metteur en scène russe Timofeï Kouliabine. Alors qu’ils ont mis en scène cet opéra dans le cadre du cycle Musica non grata car il fut considéré par les autorités nazies comme un exemple d’« art dégénéré » et comme une « musique indésirable », les membres de l’équipe russe sont devenus persona non grata pour la Russie en raison de leurs prises de positions contre la guerre en Ukraine.
Dimanche 20 mars, l’opéra impressionniste allemand Un son lointain (Der ferne Klang) composé par Franz Schrecker en 1912 a été présenté au public tchèque en première. L’opéra raconte l’histoire de Grete Graumann, jeune fille abandonnée par son fiancé, Fritz, qui cède à l’appel d’un « son lointain ». Après avoir été promise à un aubergiste, une tentative de suicide ratée et des presque fiançailles avec un comte et un chevalier, Grete voit son fiancé revenir. Elle l’épouse… avant de se faire abandonner une fois de plus. Tel qu’il est présenté à l’Opéra d’Etat de Prague, l’opéra a été légèrement réécrit par son metteur en scène, Timofeï Kouliabine. Au micro de Radio Prague International, le directeur musical de l’Opéra d’Etat, Karl-Heinz Steffens nous en dit plus :
« Timofeï Kouliabine en fait un opéra qui devrait plus s’appeler ‘Grete’ qu’‘Un son lointain’. Il raconte l’histoire de Grete et de son passage de jeune fille à femme adulte. Kouliabine met aussi l’accent sur la mesquinerie de cet homme qui l’a laissée tomber plusieurs fois. Il traite de l’imagination et de l’autodétermination de Grete, et ce, pas seulement en tant qu’être humain mais aussi en tant que femme et que compositrice, car dans notre version Grete est une grande compositrice. C’est très bien fait et c’est très actuel pour notre époque. »
Timofeï Kouliabine est un metteur en scène russe décoré à de nombreuses reprises en Russie mais qui a également une certaine notoriété en France où ses pièces ont déjà été jouées au Théâtre de l’Odéon à Paris. C’est une première pour lui à Prague, comme c’en est une pour Franz Schrecker. Karl-Heinz Steffens explique :
« Schreker a été privé de toutes ses fonctions en 1933. Il est ensuite mort en 1934, en homme brisé, alors qu’avant, il était une personnalité célèbre ! Les nazis lui ont tout pris. Plus tard, on s’est souvenu des compositeurs assassinés et de ceux qui ont émigré, mais pas de Schreker, parce que sa mort n’avait pas de lien direct avec le régime nazi. Pendant longtemps, sa musique n’a pas été jouée, mais elle a été redécouverte en Allemagne dans les années 1970, 1980 et 1990. Ces derniers temps, Un son lointain a fait l’objet de quelques mises en scène remarquables. Pourquoi n’a-t-elle pas été jouée ici à Prague ? La réception de la musique en République tchèque est en partie victime de l’histoire du pays et des différentes occupations que la Tchéquie a connues, que ce soit de l’allemande, de l’habsbourgeoise ou de la russe. On ne jouait que ce dont on avait besoin. Ce dont on ne voulait plus, on l’occultait. Comme beaucoup de pièces du répertoire du Nouveau Théâtre Allemand, Schreker s’est perdu. Les pièces resurgissent maintenant parce qu’il y a désormais une conscience que nous appartenons tous à un même monde. Nous le remarquons très fortement en ce moment : c’est fini tout ce nationalisme, nous sommes un monde. Et si ce monde est attaqué, nous devons tous nous unir, peu importe que nous soyons allemand, tchèque, polonais ou d’une autre nationalité. »
Comme Karl-Heinz Steffens l’évoque à demi-mots, la représentation d’Un son lointain à Prague est rattrapée par l’actualité. Alors que depuis le début de la crise ukrainienne, de nombreux musiciens russes ont été déclarés persona non grata dans la plupart des salles de concert occidentales, à l’image du chef d’orchestre Valery Gergiev, du pianiste Boris Berezovsky ou de la soprano Anna Netrebko, le directeur musical de l’Opéra d’Etat exprime son soutien aux musiciens russes qui performent sous la direction de Timofeï Kouliabine dans Un son lointain, ces derniers s’étant exprimés publiquement contre la guerre en Ukraine :
« Les membres de l’équipe russe se sont officiellement prononcés contre la guerre en Ukraine. En contrepartie, ils ne peuvent plus retourner dans leur pays, car ils seraient alors emprisonnés pendant 15 ans. Imaginez un peu ! En 2022, nous sommes dans la même situation qu’en 1939, lorsque les compositeurs étaient interdits par les nazis et ne pouvaient pas s'exprimer. Nous sommes donc ici dans une actualité consternante. Il est donc tout à fait approprié de présenter une pièce d’un compositeur proscrit, que l'on a tenté de déclarer ‘art dégénéré’ et de faire taire. Les membres de notre équipe étaient des artistes tout à fait normaux jusqu’à il y a deux semaines. Depuis le décret d’un président devenu fou, ils sont devenus des dissidents. C’est quelque chose de très oppressant et cela nous a aussi beaucoup pesé dans notre travail ces dernières semaines. Nous soutenons nos collègues dans cette situation du mieux que nous pouvons. »
Un son lointain est joué à l’Opéra d’Etat de Prague ce samedi 26 mars. Les autres spectacles sont programmés pour le 29 mars, les 3 et 10 avril.