Ota Konrád : « Quand les historiens travaillent sur un thème en lien avec Edvard Beneš, ils travaillent avec des notions qui ne sont pas neutres »
La fondation de la Tchécoslovaquie, le 28 octobre 1918, marque l’avènement au pouvoir de Tomáš Garrigue Masaryk et la nomination de son plus fidèle lieutenant, Edvard Beneš, au poste de ministre des Affaires étrangères. Avec Masaryk, Beneš est sans doute une des personnalités les plus importantes non seulement de la Première République tchécoslovaque mais aussi de l’histoire tchèque contemporaine. Edvard Beneš a fait récemment l’objet d’un colloque organisé par l’Institut et les archives Masaryk de l’Académie des sciences de République tchèque en coopération avec le centre de recherche Collegium Carolinum pour les Pays tchèques de Munich. Pour en parler, Ota Konrád, professeur au département d’études allemandes et autrichiennes de la Faculté des sciences sociales de l’Université Charles et chercheur à l’Institut et aux archives Masaryk de l’Académie des sciences.
« Différentes images : les perceptions d’Edvard Beneš dans les contextes tchèques et européens » : tel était le titre de cette conférence organisée début octobre dans le but donc d’explorer les représentations de l’homme d’Etat tchécoslovaque dans différents pays et à différentes époques. Des représentations et perceptions démultipliées tant la vie d’Edvard Beneš a été riche en évènements, comme le rappelle Ota Konrád :
« Edvard Beneš est une personnalité connue, au moins dans le contexte centre-européen, qui devrait être assez connue des auditeurs français. En fait, il est une des personnalités les plus controversées mais aussi les plus importantes de l’histoire tchèque et tchécoslovaque du XXe siècle. Toute sa vie a été liée à la politique. Edvard Beneš est arrivé à la naissance de l’Etat tchécoslovaque indépendant. Il a travaillé avec Tomáš Garrigue Masaryk dans la résistance à l’étranger contre les Habsbourg, notamment en France. Après la naissance de la Tchécoslovaquie, il est devenu le premier ministre des Affaires étrangères, poste qu’il a gardé jusqu’à la moitié des années 1930. Il a même été premier ministre pendant une courte période, avant de remplacer Masaryk au poste de président de la République en 1935.En 1938, Beneš, après les accords de Munich, a démissionné de ses fonctions de président puis est parti à l’étranger en exil une deuxième fois, cette fois-ci à Londres où il a de nouveau essayé de construire un Etat tchécoslovaque indépendant à l’époque de l’occupation allemande. Il y a réussi grâce aussi et surtout à la victoire des Alliés. En 1945, Edvard Beneš revient à Prague et il réussit après son exil à édifier à nouveau cet Etat tchécoslovaque. Les trois dernières années de sa vie ont été beaucoup plus tragiques, car elles ont été placées sous le signe de la montée des communistes tchécoslovaques et de leur prise de pouvoir avec le coup d’Etat de février 1948. Quelques mois plus tard, Beneš démissionne à nouveau de son poste de président et meurt peu de temps après. Il meurt assez jeune, à 60 ans, après avoir mené une vie qui a été illuminée par la politique et dans laquelle se sont reflétés les grands évènements de l’histoire européenne et centre-européenne. Et il est important de dire qu’ils se sont inscrits tragiquement dans sa propre vie. »
Voici donc résumées par Ota Konrád les grandes étapes de la vie d’Evard Beneš, un des acteurs les plus importants de l’histoire centre-européenne et européenne depuis le début de la Première Guerre mondiale jusqu’au début de la Guerre froide. A ce titre, Ota Konrad reconnaît que la figure d’Edvard Beneš a déjà été beaucoup travaillée par les historiens, qu’il s’agisse de sa participation à la construction de l’Etat tchécoslovaque, de son rôle politique pendant l’entre-deux-guerres, de son deuxième exil à Londres pendant la Deuxième Guerre mondiale et même de la controverse relative aux accords de Munich, où la décision qu’il a prise a longtemps été source de polémiques dans le contexte tchèque, ou encore de son rôle en 1948, les historiens ayant beaucoup débattu de son éventuelle culpabilité dans la prise du pouvoir par les communistes. Même la question la plus délicate dans l’histoire des relations tchéco-allemandes, la question de l’expulsion des minorités allemandes suite à la divulgation des décrets portant son nom au lendemain de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, a été l’objet de nombreuses recherches. C’est la raison pour laquelle la conférence avait pour objectif d’aborder la figure de Beneš sous un autre angle, en passant par une autre porte d’entrée. Ota Konrád :« Les raisons pour lesquelles nous avons préparé cette conférence étaient plutôt de réfléchir à la deuxième vie de Beneš ou plutôt à l’image de Beneš pas seulement dans la littérature spécialisée historique mais aussi dans la société, dans les médias, dans les mémoires. Le but n’est plus de chercher seulement des faits, mais de se demander quel regard était porté sur Beneš selon les pays, les sociétés différentes, les époques différentes, les partis politiques différents. De quelles manières différentes était-il perçu ? Comment était-il évalué, positivement ou négativement, souvent de façon très controversée ? Je pense que c’est donc une orientation intéressante pour la recherche aujourd’hui, et c’était le sujet de notre conférence. »Ainsi, les chercheurs invités ont discuté de l’image de Beneš dans les discours politiques de différents partis et pays – à titre d’exemple, Beneš vu par les Anglais, vu par les Américains, vu par les diplomates, ou Beneš dans le discours politique tchèque après 1989 – ou les représentations d’Edvard Beneš dans les cercles intellectuels - vu par l’historiographie du parti communiste des années 1950 ou 1960, ou vu par les marxistes slovaques. De nouvelles approches très instructives selon Ota Konrád :
Beneš est devenu un symbole de nombreux points de vue, de beaucoup de fractions et de projets politiques, de différentes idéologies, et il est donc souvent instrumentalisé pour des motifs politiques.
« Je pense qu’il est intéressant de voir combien Beneš était une personnalité équivoque, comment la perception que l’on peut en avoir se différenciait, allant de l’admiration la plus forte à la réprobation. Les perceptions de Beneš vont du très positif au très négatif. Cette personnalité révélait, et révèle jusqu’à un certain point aujourd’hui encore, des controverses continuelles. Je pense qu’il est important pour des historiens d’avoir conscience avec quelles images, avec quelles visions ils travaillent quand ils travaillent sur un thème en lien avec Edvard Beneš. Ils travaillent avec des notions qui ne sont pas neutres.
J’avoue avoir été surpris par toutes les différentes perceptions d’Edvard Beneš, que ce soit celle des Tchèques ou des Allemands des Sudètes, qu’il s’agisse de son appréciation sous la Première République, lors des accords de Munich ou dans l’historiographie communiste, ou encore de son appréciation dans les mémoires de ses contemporains. Les appréciations sont très nombreuses aussi parce que la figure de Beneš est utilisée, instrumentalisée par exemple dans les années 1990 dans les relations tchéco-allemandes, et ce des deux côtés. Beneš est devenu un symbole de nombreux points de vue, de beaucoup de fractions et de projets politiques, de différentes idéologies, et il est donc souvent instrumentalisé pour des motifs politiques. »
On se souvient en effet récemment de la tentative du président Václav Klaus de faire appel aux décrets Beneš pour repousser la signature du Traité de Lisbonne. Quelle est l’image d’Edvard Beneš dans la société tchèque d’aujourd’hui ? C’est ce que nous avons demandé à Ota Konrád :
« C’est une question d’impression, je ne peux pas vraiment dire mais je me réfère à un exposé présenté par un de nos intervenants, Miroslav Kunštát, qui s’intitulait ‘Beneš dans l’espace public des années 1990’ et M. Kunštát a très bien montré que la figure de Beneš a été utilisée à de nombreux desseins. Aujourd’hui, je présume qu’un sujet en lien avec Beneš qui serait intéressant pour des partis politiques parce qu’il engendrerait un débat public n’a plus lieu d’être. Je pense que Beneš ne joue plus ce rôle et que ce personnage s’est déplacé vers la recherche historique. La dernière discussion publique qui s’est déroulée autour d’Edvard Beneš a eu lieu quand la République tchèque est entrée dans l’Union européenne, et les décrets Beneš qui sont associés aux expulsions des Allemands après-guerre. Donc le thème a un peu resurgi mais, dernièrement, je ne me rappelle pas d’une discussion où Beneš est apparu dans le débat public. Je pense que, finalement, c’est mieux comme ça parce qu’il n’est pas idéal que des évènements historiques s’actualisent pour des besoins politiques. Ce n’est d’ailleurs pas bon pour la recherche historique, donc c’est mieux comme cela. »Cette conférence a été organisée dans le cadre d’un projet de recherche plus large intitulé « Edvard Beneš, les Allemands et l’Allemagne ». Selon Ota Konrád, les interventions de cette rencontre feront l’objet d’une publication prochaine. Peu évoquée pendant cette conférence, la perception française d’Edvard Beneš devrait aussi avoir sa place dans le futur recueil.