Février 1948, le coup de force communiste
En février 1948, à la faveur de la démission de la plupart des ministres non-communistes du gouvernement de Klement Gottwald, le Parti communiste, dont il est le premier secrétaire, prend le pouvoir en Tchécoslovaquie. Que s’est-il donc passé durant cet événement connu sous le nom de « coup de Prague » en français, de « Février 1948 » dans l’historiographie tchèque » et de « Février victorieux » pour les communistes ? Une réponse dans cette nouvelle rubrique historique de Radio Prague.
L’impossible non-alignement
Partout en Europe, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les communistes jouissent d’une popularité sans pareille, grâce au rôle fondamental joué par l’URSS pour terrasser l’Allemagne nazie et à leur participation dans les diverses résistances nationales. C’est particulièrement vrai en Tchécoslovaquie, où les communistes remportent les législatives organisées en mai 1946. Ils sont en tête en pays tchèques, plus industrialisés, et obtiennent près d’un tiers des voix en Slovaquie, derrière le Parti démocratique.A cette époque pourtant, nombreux sont encore ceux qui croient, à l’instar du président Edvard Beneš, qui a opéré un rapprochement avec Moscou durant la guerre, ou bien même du président français Vincent Auriol, que la Tchécoslovaquie pourra ne pas prendre parti entre l’URSS et les puissances occidentales. Le refus de Prague du plan Marshall, sous l’influence des Soviétiques, change la donne, comme le racontait sur notre antenne l’historien Alain Soubigou :
« Le tournant, c’est la proposition du plan Marshall au mois de mai 1947. Auparavant, la Tchécoslovaquie, beaucoup mieux que les autres pays d’Europe centrale et orientale, réussit à maintenir des standards démocratiques – le Parti communiste est contenu - et des élections libres avec un pluripartisme qui fonctionne à peu-près. En mai 1947, lorsque le secrétaire d’Etat américain Marshall propose un grand plan d’aide qui, je le rappelle, concernait aussi l’URSS, les pays du bloc de l’Est, déjà sous la pression de Moscou, renoncent les uns après les autres à cette proposition américaine. La Tchécoslovaquie, avec la Pologne qui hésite aussi, est le dernier pays à devoir dire non. »A partir de là, les tensions vont croissant entre les communistes et les autres forces politiques tchécoslovaques, à la fois au parlement et au sein du gouvernement de Front national dirigé par Klement Gottwald. Les communistes y disposent de dix portefeuilles et pas de n’importe lesquels, ainsi que le souligne l’historien Antoine Marès :
« Les communistes sont, au sein du gouvernement, très puissamment représentés et surtout ils ont des postes clef. Ils détiennent le ministère de l’Intérieur, le ministère de l’Information, qui distribue le papier, et ils ont complètement neutralisé l’armée avec le général Svoboda, qui n’est pas officiellement communiste mais qui est cryptocommuniste. Donc les grands organes de contrôle de la société sont entre les mains des communistes. »
Jeu de dupes
Tout s’accélère en février 1948, quand le ministre de l’Intérieur Václav Nosek décide de nommer des communistes à la tête des unités de police pragoise qui ne le sont pas encore. Les ministres non communistes, ceux du Parti agrarien, du Parti démocratique et du Parti national-social, s’insurgent contre ce nouveau coup de force et menacent de démissionner si le gouvernement ne fait pas marche arrière. Ils tablent sur le fait que le président Beneš refusera leur démission, provoquant ainsi une crise politique et la constitution d’un nouveau cabinet gouvernemental.Klement Gottwald joue finement ses cartes. Il rassemble ses partisans, auxquels il s’adresse sur la place de la Vieille-Ville le 21 février. Il sait surtout qu’Edvard Beneš est très affaibli à la suite de plusieurs infarctus. Antoine Marès :
« Ce qu’il se passe à partir du 20-21 février, c’est une mobilisation massive, des entretiens successifs avec Gottwald, qui est parfaitement au courant de la santé du président, qui fait pression, et qui agite aussi l’idée d’une guerre civile. L’idée de la guerre civile n’est pas possible pour Beneš, dans son optique unitariste absolue de la société. C’est ce sur quoi il met l’accent depuis son retour en mai 1945, il veut l’unité de la nation. »
La partie est néanmoins très serrée. C’est ce qu’illustre le dilemme auquel est confronté Jan Masaryk, le ministre des Affaires étrangères, que raconte Alain Soubigou :
« Les communistes précipitent donc le mouvement en février 1948 et onze ministres démocrates démissionnent sur vingt-quatre. Jan Masaryk est en position de faire la décision d’un côté ou de l’autre. Si douze ministres démissionnent, le gouvernement est obligé de tomber. Mais Jan Masaryk retire sa décision de démissionner. Les onze ministres, croyant que Masaryk démissionnerait, démissionnent ; lui ne démissionne pas. De ce fait, le président du conseil Klement Gottwald décide de remplacer les ministres démissionnaires et il les remplace par des communistes. C’est un coup d’Etat légal en quelque sorte qui a été perpétré par les communistes. »
« En Tchécoslovaquie, une crise gouvernementale s’étant déclarée à la suite de la démission des ministres non communistes. Monsieur Klement Gottwald, président du Conseil, a appelé ses partisans à l’état d’alerte en réclamant la constitution d’un gouvernement d’obédience communiste. C’est, depuis Munich, la crise la plus grave qui ait atteint la Tchécoslovaquie. Le président Beneš parviendra-t-il à la régler ? »Voici comment le public français pouvait suivre les événements en cours en Europe centrale, grâce aux Actualités françaises, un extrait en date du 26 février 1948, disponible sur le site de l’INA. La veille cependant, le président Beneš a accepté les propositions que Monsieur Klement Gottwald lui a soumises. Dès sa sortie du château de Prague, le dirigeant communiste file annoncer la nouvelle à la multitude de ses partisans réunis sur la place de la Vielle-Ville. « Vive le camarade Gottwald », exulte la foule.
La Tchécoslovaquie communiste
Les communistes, dont certains historiens estiment que leur prise de pouvoir est réfléchie de longue date, au moins depuis l’été 1947, ont gagné la partie en investissant les postes clefs du pouvoir, en mobilisant leurs militants, en abusant d’un président affaibli par la maladie. Ils ont surtout profité du manque de lucidité de leurs adversaires politiques. Selon Antoine Marès, la réunion des ministres démissionnaires avec Beneš, quand ils lui demandent de ne pas accepter leur démission pour provoquer des élections anticipées, en est un exemple criant :« On a pratiquement le verbatim de l’entretien. Ce qui est sidérant, c’est qu’ils abordent la question à la fin de l’entretien et ils n’envisagent pas les différents scénarios qui pourraient en découler. C’est d’une légèreté coupable. On pouvait bien s’attendre à une résistance des communistes à cette situation. »
Fin mai 1948, aux élections parlementaires, l’unique liste en lice, celle du Front national des Tchèques et des Slovaques, où l’on trouve essentiellement des communistes et leurs alliés, remporte près de 87 % des suffrages. Edvard Beneš démissionne le 7 juin et le parlement choisit Klement Gottwald pour lui succéder. Les Actualités françaises résument ainsi la situation :
« Le nouveau chef de l’Etat a immédiatement pris possession de ses fonctions. La crise tchécoslovaque trouve ici son achèvement logique. L’avènement du président Gottwald donne vie à la nouvelle constitution non promulguée par Beneš et assure au Parti communiste tous les leviers de commande. »