Patrick Chauvel : « Je ramène la guerre à la table des gens »

Patrick Chauvel est photographe de guerre. Depuis les années 1960, il sillonne le monde et couvre tous les conflits et les points chauds de la planète. Plusieurs fois blessé, Patrick Chauvel s’en est toujours sorti, et s’il est cabossé, cela ne l’empêche pas de repartir à chaque fois sur les sentiers de la guerre. Aujourd’hui, il transmet son expérience lors de séminaires pour des étudiants, par ses livres et par ses documentaires. Il était à Prague toute la semaine dernière.

Patrick Chauvel, votre livre « Rapporteur de guerre » vient d’être publié en tchèque aux éditions Garamond. Vous y racontez les différents conflits que vous avez couverts de l’Afghanistan à la Tchétchénie en passant par le Vietnam. J’étais quand même malgré tout étonnée de ne pas vous voir à Berlin en 1989...

« D’abord ce n’est pas une guerre. De plus à l’époque j’étais à Miami. Je couvrais pour Newsweek des pays comme le San Salvador, le Nicaragua etc. J’ai demandé à Newsweek de m’envoyer couvrir la chute du mur, mais ils m’ont répondu qu’il y avait pleins de photographes à Berlin et qu’ils n’allaient pas me payer le billet depuis Miami. Donc moi j’y suis allé, à titre privé. »

A quel moment ?

« Pendant la chute du mur, pour le voir tomber... »

Vous n’avez pas regretté de ne pas y aller de manière professionnelle ?

« Non, je voulais le voir, mais ce n’était pas un reportage. J’étais comme tout le monde, à danser dans la rue. Je voulais vivre l’événement, parce que c’était un événement important. Mais effectivement il y avait presque autant de photographes que de gens. J’ai juste regardé et participé. »

De quelle façon ?

« En dansant, en tapant sur le mur avec un marteau, en chantant, avec tout le monde. Il y avait de longues discussions dans les cafés. On a fêté ça avec les Allemands. »

Vous étiez à Prague cette semaine pour présenter un documentaire intitulé Trompe l’œil : Miroirs de guerre. Vous étiez déjà venu en 2007 pour présenter Rapporteur de guerre, qui est aussi un documentaire. Pourquoi être passé au film ?

« Justement parce que c’est une autre forme de reportage et que quand on a fait 25 ans de photo, on en a un peu marre. Ce sont les mêmes histoires qui se répètent. J’avais envie de passer à autre chose et la caméra m’apporte un plus : le son et le mouvement. Moi ce qui m’intéresse, c’est raconter. Une fois que j’ai l’impression d’avoir fait le tour avec la photo, je passe à un autre moyen de raconter. Aujourd’hui c’est le documentaire et puis des livres. Eventuellement plus tard, un film de fiction. Mais c’est plus dur à monter car c’est très cher. On peut aussi raconter les événements avec une fiction. Ce qui compte avant tout pour moi, c’est raconter. »

Au lieu de dire ‘rapporteur de guerre’ on pourrait donc aussi dire ‘raconteur de guerre’...

« Oui, rapporter la guerre c’est la raconter. Je ramène la guerre à Paris quand je la raconte. Je la mets à table au milieu des gens. Je donne des visages, des noms. Je fais revivre l’histoire aux gens. »

Vous dites ramener la guerre à table... Les gens ont-ils envie d’entendre les mauvaises nouvelles au fond ?

« Les gens n’ont jamais envie d’entendre de mauvaises nouvelles. Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle que je raconte. C’est quelque chose qui se passe. Ce n’est pas grave s’ils n’ont pas envie. L’important c’est qu’ils écoutent. Je ne leur laisse pas l’occasion de dire plus tard : on ne savait pas. C’est ça qui compte. Après ce qu’ils en font, ça les regarde. C’est autre chose. Mais au moins je mets les choses à niveau. Je dis qu’il y a un drame en Tchétchénie, que les Russes massacrent des gens, et que là des Russes ont été tués par des Tchétchènes... Mais je ne laisse pas les choses dans l’ombre. On est les témoins de ce qui se passe, c’est important qu’il y en est. Sans témoin, pas de crime. Pendant la Deuxième guerre mondiale, certains Allemands ont dit : on ne savait pas. Moi je ne veux plus entendre ça. Les gens peuvent répondre qu’ils n’ont pas envie de savoir mais ils sont responsables. »

Quelles photos historiques vous ont marquées ?

« Celle d’Auschwitz. Il y a le petit Polonais au ghetto de Varsovie. La petite fille vietnamienne, toute nue, qui court, brûlée au napalm par les Américains. Il y a le Tchèque (Jan Palach, ndlr) qui s’est brûlé par le feu. Il y a des photos qui sont des bornes de l’Histoire, qui restent en tête et qui jalonnent nos souvenirs. Je ne sais pas si j’en ai fait de bonnes, c’est l’histoire qui le dira. Ce qui compte c’est d’essayer de maintenir la pression. Ils ont peur de quoi les Américains en Irak, en dehors de perdre la guerre ? Ils ont peur de revoir cette photo de la petite fille. Ils essayent de contrôler la presse parce qu’ils ont peur de ça. Ils ont eu Abou Graib, la photo prise par un soldat américain. C’est un autre drame, une photo faite par un téléphone portable. Ils ne s’y attendaient pas. Les moudjahidins m’ont dit qu’ils pourraient élever une statue au nom de ce soldat américain qui a pris cette photo, tellement il a été de leur côté, pour leur cause musulmane. Donc c’est important une image, c’est très dangereux. »

Vous rappelez que la photo d’Abou Graib a été prise par un portable. Cela me fait penser aux récents événements en Iran et à toutes ces photos qui ont été prises par les gens dans la rue. On voit émerger une autre forme de photojournalisme, un photojournalisme amateur, qui est aussi engagé et peut-être que cela peut poser un problème de point de vue. Comment est-ce que vous vous positionnez par rapport à cela ?

« Je ne trouve pas que ce soit un problème. C’est un plus. Ca va apporter un témoignage supplémentaire. Ça va proposer une discussion bien sûr. Mais c’est toujours intéressant. Ça ne change pas ma position. Je reste le professionnel qu’on envoie sur le reportage. Sur place, il y a les journalistes locaux : le photographe palestinien qui travaille pour l’AFP et le photographe israélien qui travaille pour la même agence mais en face. Eux, ils sont engagés dans le conflit. Ensuite il y a le photographe international qui arrive au milieu et qui va d’un côté à l’autre. Et il peut y avoir le combattant palestinien qui fait une image et qui l’envoie. Mais ce n’est pas grave. Ce que nous faisons c’est un travail d’équipe, donc à la rédaction à Paris, à la radio, dans les journaux, ils vont regarder toutes les images et proposer un résumé au public. Plus il y a de sources, plus on est au courant, et c’est tant mieux. Et les autorités qui ne veulent rien montrer n’arrivent plus à empêcher l’information de passer. »

Il y a quelques temps est sorti un très beau livre d’Arturo Pérez-Reverte, Le peintre de batailles. Lui-même est un ancien reporter de guerre, mais pour la presse écrite. Son livre met en scène un ancien photographe de guerre. Il y exprime un peu son dégoût devant l’accumulation de photos et la saturation qui en découle. Est-ce que vous vous posez aussi cette question-là, ou pensez-vous qu’il faille témoigner à tout prix, malgré le trop-plein d’images ?

« C’est sûr qu’il y a un trop-plein de photos, mais je ne vais pas me battre devant quelque chose qui est immuable, je n’ai pas le temps. Je vais faire avec. Moi j’essaye d’arrêter la guerre, pas le flux de photos. S’il y en a trop, tant pis, c’est un défaut, rien n’est parfait. A mon niveau, je vais essayer de faire le moins de photos possible et les plus fortes. Je ne suis pas là pour choquer les gens mais pour les interpeler et s’il y a trop de photos, je ne peux rien n’y faire. C’est le système qui est comme ça. On a aussi trop à bouffer... »

Y a-t-il des conflits oubliés que vous aimeriez couvrir ?

« Les conflits ne sont pas vraiment oubliés. On n’en parle plus... Oui, j’aimerais retourner en Tchétchénie où c’est loin d’être fini, ou aller au Darfour. Le problème c’est que les journaux n’ont pas la place. Ils ne peuvent pas parler vingt fois du Darfour. Une guerre chasse l’autre depuis toujours. Au Darfour, quand il y a une pointe, il y a quinze journalistes qui vont y aller, d’un coup ça va péter en Iran, tout le monde va aller en Iran, et quand ça va se calmer, ça va repartir en Afghanistan... On va d’une guerre à l’autre, on ne peut pas les couvrir toutes. Il y a toujours une guerre victime de l’autre guerre qui ne plus s’exprimer. Mais on y retourne : je suis allé 50 fois au Liban, 10 fois en Tchétchénie et je vais y retourner un jour. »

Vous disiez vouloir faire un film de fiction. Avez-vous déjà été tenté aussi par un livre de fiction ?

« Pas pour l’instant. Plutôt un film. Je suis quand même plus dans l’image. Même dans l’écrit, j’ai une écriture imagée. Le texte sera bien sûr important, le dialogue mais je préfère être appuyé par l’image. Ce sera une histoire vraie mais romancée. Et une histoire racontée par De Niro aura plus de poids que racontée par moi. »

A quel stade en est ce projet de film ?

« C’est en discussion financière on va dire. »

Mais vous avez déjà en tête le scénario...

« C’est mon deuxième livre qui a plu aux Américains. Ils vont acheter les droits, ils veulent me faire écrire le scénario avec un scénariste d’Hollywood, prendre des acteurs américains et me faire participer au tournage pour surveiller. Je suis obligé de passer par la fiction, donc ce sera forcément romancé. Mais l’essentiel, c’est que ce que je veux dire passe. »

Avez-vous un autre projet de destination pour un reportage dans les temps qui viennent ?

Il y a un nouvel appareil photo qui sort, qui fait du film, du son et des photos. On va me prêter le prototype de ce nouveau Nikon qui est dément ! C’est encore un nouveau moyen d’écrire l’histoire. C’est génial. C’est vraiment un nouveau média. On filme, d’un coup vous vous rendez compte que l’image est plutôt une photo, alors vous ‘switchez’ et vous faites trois photos. Vous avez le son. C’est comme un carnet de route, une sorte de journal intime. Il va y avoir un nouveau moyen. Avant il y avait la caméra, ou la photo ou la radio, qui est un moyen assez fantastique de ranconter des histoires. J’aime beaucoup parce que les gens imaginent des choses... »

Anna Pitoun
« J’ai un projet de film avec Anna Pitoun sur Israël. On va faire une sorte de road-movie qui revient en arrière sur l’histoire d’Israël pour essayer de comprendre comment Israël en est arrivé à cette politique extrême aujourd’hui. La première fois que je suis allé en Israël c’était en 1967. L’idée est de retrouver les gens que j’ai rencontré en 1967, qui ont vieilli et essayer de comprendre pourquoi leurs fils sont devenus comme cela, pourquoi ces fils de l’impossible, du rêve absolu, des kibboutz, du dialogue avec les Arabes, sont devenus aussi extrêmes. Sinon je suis en attente pour aller en Afghanistan parce que les militaires français m’ont proposé d’aller avec eux en opération et j’attends de savoir quand l’opération va démarrer. Ils ne peuvent pas me le dire parce que c’est secret. Je vais le faire en caméra, texte ou photo, je ne sais pas.

Et puis la radio a ce côté impalpable, éphémère, qui part dans les airs et qui est libre...

« Ce qui est intéressant en radio c’est que vous faites participer les gens. Vous faites un son, les gens imaginent la scène et doivent faire l’effort eux-mêmes de rentrer dans l’histoire... »

Et de se faire leur propres images...

« Oui, c’est important, du coup ils rentrent dans l’histoire. Et donc ce nouvel appareil qui fait tout à la fois, c’est vraiment génial ! »