« Petr Pavel n’envisage pas d’outrepasser le cadre constitutionnel comme le faisait Miloš Zeman »

Petr Pavel

Deux jours après l’élection de Petr Pavel à la tête du pays, et alors qu’il prêtera serment au Château de Prague le 9 mars prochain, retour sur les résultats de ce scrutin, à l’intérieur comme à l’étranger, sur la répartition de l’électorat du vainqueur et de son adversaire Andrej Babiš, avec le politologue et professeur à l’Institut de sciences politiques de l’Université Charles, Jan Charvát. La campagne électorale a été notamment marquée – surtout dans l’entre-deux-tours – par beaucoup de désinformation, de polarisation des camps, et l’absence de grands thèmes comme le réchauffement climatique, l’Union européenne, les disparités sociales dans certaines régions. Explications de Jan Charvát :

« Je pense que c’est parce que dans ces domaines, le président n’a que peu de possibilités d’intervenir. D’un autre côté, il s’agit de thèmes à propos desquels les candidats n’ont pas estimé qu’ils pourraient présenter leurs positions respectives, ni glaner des voix en leur faveur. En Tchéquie, la question du réchauffement climatique est perçue de manière ambivalente. Aucun des candidats n’a voulu s’emparer de ce thème : d’un côté, oui, c’est un thème qui résonne dans la société tchèque, d’un autre côté, il n’est pas clair quelle position adopter sur ce sujet. Depuis les années 1990, il y a eu une tendance assez forte à parler de ‘fanatisme écologique’, donc les deux candidats ont évité ce sujet. Pendant la campagne, de nombreux thèmes que le président ne peut influencer ont été abordés. Il a été constaté que de nombreuses questions qui leur ont été posées concernaient davantage le Premier ministre. Cela est lié à notre vision du rôle du président, également très ambivalente : d’un côté, la société tchèque voit le président comme un personnage simplement représentatif, mais d’un autre côté, son élection suscite des émotions très vives car nous voyons en lui quelqu’un qui fait bouger la scène politique. Rien de tout cela n’est toutefois vrai. En réalité, c’est aux élections européennes que nous devrions accorder bien plus d’attention : nous élisons nos représentants au Parlement européen, mais notre intérêt est inversement proportionnel à leur importance. »

Comment analysez-vous les résultats de Petr Pavel et Andrej Babiš ? On a beaucoup parlé du fait que ce dernier tirait avantage des campagnes et petites villes, et le premier des grandes agglomérations. Cela s’est-il confirmé ?

« Non. C’est un sujet souvent évoqué dans les médias. Mais certains experts avancent au contraire – sans forcément être entendus – que cette dichotomie villes/campagnes n’a de réalité que dans les esprits. La réalité n’y correspond pas. Dans les grandes villes, Petr Pavel a eu clairement un gain plus important (autour de 65 %) mais dans les plus petites villes et les villages, il a réussi à faire autour de 55 %. Donc les campagnes ne votent pas comme un seul homme pour Andrej Babiš, et de même en ville pour Petr Pavel. Le candidat vainqueur a remporté son plus petit gain dans les plus petites villes. Les grandes villes et les villages ont clairement penché pour Petr Pavel, mais même dans une grande partie des petites villes, il est arrivé en tête. »

Un vote spécifique dans les « Sudètes » ?

Certains ont remarqué que les préférences électorales en faveur d’Andrej Babiš correspondaient aux Sudètes, ces régions germanophones d’avant 1945. Peut-on expliquer en quoi ce parallèle est pertinent ou pas et pourquoi ?

Andrej Babiš | Photo: Michaela Říhová,  ČTK

« Du point de vue des sciences politiques et du point de vue sociologique, c’est quelque chose que nous savons depuis longtemps. Ce n’est pas quelque chose de nouveau lié à cette élection. Les inégalités et les problèmes structurels sont les questions principales liées à ces régions que nous appelons Sudètes par facilité, alors que ce terme est inapproprié que ce soit au niveau historique ou pour d’autres raisons. On pourrait plutôt employer le terme de ‘périphéries’ car il s’agit d’une zone le long des frontières avec l’Allemagne, et en partie avec la Pologne. Ce sont des régions qui sont, depuis longtemps, touchées par une série de problèmes structurels : chômage important, faible taux d’éducation, mais aussi une plus faible cohésion sociale car ce sont des régions qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont été repeuplées de manière artificielle suite à l’expulsion de 3 millions d’Allemands. En somme, ce sont des zones qui sont pauvres et c’est une situation qui dure depuis trente ans. Et nous le savons. D’ailleurs certaines voix se sont élevées lors de cette élection pour dire qu’il faudrait faire quelque chose pour ces régions où l’on vote régulièrement pour les extrêmes. La région d’Ústí a longtemps voté pour les communistes, idem pour la Moravie-Silésie, deux régions qui aujourd’hui sont dans l’escarcelle du mouvement ANO. »

Comment analysez-vous la participation à ce scrutin ? 68,24 % au premier tour et 70,25 % au second tour. Si on regarde le verre à moitié vide, il y a quand même 30 % d’électeurs qui ne font pas le déplacement…

Photo: David Taneček,  ČTK

« En effet, 30 % des électeurs ne sont pas allés voter. Mais lors des élections précédentes et lors de la toute première élection présidentielle directe, on avait près de 40 % d’abstention. Ce sont en effet des chiffres importants. Regardons les élections parlementaires en 2021 et cette élection présidentielle. Dans les deux cas, on constate une très forte mobilisation dans les deux camps. Peut-être même davantage dans le camp pro-gouvernemental actuel. Mais plus largement, les deux camps ont réussi à mobiliser les électeurs. C’est intéressant dans le contexte tchèque : politologues, sociologues et psychologues remarquent depuis longtemps que la société tchèque est relativement démobilisée depuis les années 1990 – contrairement à ce qu’on voit à l’Ouest. Cela est dû en partie à l’époque communiste – d’ailleurs en Tchéquie, les partis ont globalement peu de membres. Le résultat qui en découle, c’est le peu de gens qui se déplacent pour aller voter. Ces dernières années, cela a toutefois un peu changé : d’un côté, en raison d’une politique exacerbée, d’une polarisation de la société, liée à la montée du populisme en Tchéquie (je pense au parti ANO d’Andrej Babiš), d’un autre côté, la pandémie y a contribué aussi avec des gens qui se sont mobilisés contre les mesures anti-Covid. Cela a été un moment important qui a perduré jusqu’à aujourd’hui. Et je pense que cela a touché la société dans son ensemble. »

Le vote « exceptionnel » des Tchèques de l’étranger

Regardons le vote des Tchèques à l’étranger qui ont largement plébiscité Petr Pavel – 95,22% - contre Andrej Babiš – 4,78 %. Tout cela, malgré le fait que le vote par correspondance ne soit toujours pas en place pour ces ressortissants établis un peu partout dans le monde et malgré le fait que ce soit une demande de longue date de ces Tchèques de l’étranger…

L’élection à l’étranger | Photo: MZV ČR

« C’est un sujet très intéressant. Cela fait longtemps que les électeurs tchèques établis à l’étranger affichent des tendances très libérales. C’est probablement parce que les gens qui vivent à l’étranger sont en général plus entreprenants, plus actifs ce qui est souvent lié à une vision libérale du monde. Donc il n’est pas surprenant qu’une majorité soit opposée à Andrej Babiš. Lors des dernières législatives, une majorité a également voté pour des partis de l’actuelle coalition gouvernementale. Ici, il faut noter quand même l’immense majorité de votes pour Petr Pavel, c’est vraiment exceptionnel. Cela révèle aussi la grande mobilisation de ces électeurs. On a vu sur les réseaux sociaux toutes ces histoires de gens qui ont fait des centaines, voire des kilomètres pour aller voter. Derrière cette mobilisation exceptionnelle, on a surtout des gens qui ne voulaient absolument pas d’Andrej Babiš à la tête du pays. En ce qui concerne le vote par correspondance, c’est quelque chose que veut la coalition au pouvoir mais pas l’opposition. Dans le contexte tchèque, ce vote par correspondance est fortement associé aux problèmes du vote par correspondance aux Etats-Unis, au fait que ces votes-là ont en grande partie décidé de l’élection. Les acteurs de la désinformation s’efforcent de démontrer que le vote par correspondance augmente les chances des élites pro-Bruxelles de manipuler les élections… »

Petr Pavel | Photo: Martin Vaniš,  Radio Prague Int.

La démocratie parlementaire tchèque attribue au président des fonctions essentiellement représentatives – même s’il est le chef des armées et peut apposer son veto aux textes de loi. Comment Petr Pavel peut-il laisser selon vous sa marque sans outrepasser ses prérogatives comme cela a été reproché au président sortant Miloš Zeman ?

« Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette définition. Le président tchèque n’a pas seulement un rôle représentatif. Il décide des membres de la Cour constitutionnelle, des membres de la Cour administrative suprême, de ceux du conseil administratif  de la Banque nationale tchèque. Ce sont des prérogatives assez éloignées de l’image d’une fonction simplement représentative – même si je suis d’accord, une grande partie de la société tchèque a cette vision-ci. Je pense donc que Petr Pavel a de nombreuses possibilités d’avoir une certaine influence dans le cadre déterminé par la Constitution. Nous aurons l’occasion de le voir car certaines de ces positions dont j’ai parlé vont changer au cours de son mandat. Ce que j’ai compris de ce qu’a dit Petr Pavel, c’est que son objectif n’est pas d’outrepasser le cadre de la Constitution comme le faisait d’une certaine façon Miloš Zeman. Ce dernier essayait de trouver les failles dans la Constitution, et de les utiliser au maximum à son profit. Car en effet, il y a des choses dans le texte fondamental qui ne sont pas formulées de manière stricte. Petr Pavel a fait savoir qu’il ne se comporterait pas ainsi, mais qu’il voulait donner de la voix sur la scène politique, qu’il utiliserait le fait de ne pas être un candidat affilié à un parti et être la voix de ceux qui n’ont pas voté pour lui ou qui vivent dans les régions défavorisées. Il a d’ailleurs dit qu’il voulait s’y rendre en priorité, un signal très positif selon moi. Cela pourrait le placer dans un rôle où il peut faire pression sur le gouvernement pour l’inciter à s’intéresser à ces questions, pour qu’elle apporte une aide structurelle à ces régions – ce qui peut être très intéressant à l’horizon des prochaines législatives. »

Auteur: Anna Kubišta
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