Photographie : la puissance des images face à la montée de l’extrême-droite
Le 8 septembre 2022, la Fotograf Gallery inaugurait, au cœur de Prague, l’exposition « Extrêmement normal ». Cette installation d’images animées et inanimées propose, dans le cadre du Fotograf festival, une réflexion sur la représentation des mouvements nationalistes, populistes et d’extrême-droite en Europe.
« Personne n’a plus sa place ici que toi » est le slogan de cette douzième édition. Et il pourrait presque sembler ironique tant ce mois de septembre a été concluant pour l’extrême-droite en Europe. Le nationalisme et la xénophobie se sont d’abord illustrés en Scandinavie quand Démocrates de Suède, un parti fondé par des néo-nazis à la fin des années 1980 est devenu, le 11 septembre, la deuxième force politique du pays. Deux semaines plus tard, Giorgia Meloni, la présidente du parti d’extrême-droite Fratelli d’Italia, remportait les élections législatives italiennes.
Ces résultats expriment la tendance actuelle de radicalisation du paysage politique sur le Vieux Continent. L’exposition photographique « Extrêmement normal » cherche à mettre en lumière que cette radicalisation est liée à la normalisation de ces idéologies dans l’espace public. Mykola Ridnyi mène une réflexion à leur sujet. Lors de ce festival, il expose sa série Facing the Wall, élaborée en 2018. Il explique :
« Les idéologies d’extrême-droite et les mouvements d’extrême-droite sont entrés dans nos vies. Elles ont beaucoup évolué depuis les dix dernières années, notamment ce que nous appelons ces partis post-fascistes ou populistes-d’extrême droite, comme le parti de Marine Le Pen. Mais la question est : comment faire face à cette situation, comment protester et se battre efficacement contre l’idéologie d’extrême-droite ? »
Idéologie sous-couverture
L’artiste ukrainien trouve une forme de réponse à travers l’art. En collant des chewing-gums sur les symboles utilisés par des groupes extrémistes russes, polonais, ukrainiens mais aussi hongrois, suédois ou français, il met en lumière l’idée selon laquelle la radicalité et la dangerosité de ces mouvements ne sont pas forcément perçues dans l’espace public.
« Je pense qu’il est important de mentionner le fait que les chewing-gums ne sont pas seulement des symboles de rejet, mais également qu’ils couvrent une partie de l’image. Donc il est toujours possible d’apercevoir un bout du symbole. Cela nous conduit à l’idée que, parfois, il est difficile d’identifier l’idéologie d’extrême-droite. C’est ce que l’on disait précédemment à propos des symboles : grâce à eux, l’idéologie est sous couverture. »
Cette idée est exemplifiée par le court-métrage « Qu’est-ce que les nazis ne feraient jamais ? » d’Ewa Einhorn, diffusé près des tirages de Mykola. La cinéaste se base sur les témoignages d’individus présents sur des scènes de crime du NSU, une organisation terroriste d’extrême droite active entre 2000 et 2011 en Allemagne.
Ces personnes partagent leur point de vue sur les moyens de transport employés par les néo-nazis. La plupart considère qu’ils ne circulent pas en vélo. Ewa Einhorn veut ainsi souligner les stéréotypes qui entourent ces mouvements extrémistes et qui, par la même occasion, contribuent à masquer la quotidienneté du racisme.
Car ces mouvements populistes, nationalistes ou d’extrême droite cherchent à modifier leurs codes afin de lisser leur image. Mykola identifie deux groupes aux stratégies différentes.
« Il y a une certaine dynamique dans le type de symboles que ces organisations utilisent. Les groupes radicaux qui sont actifs dans la rue mais qui n’ont pas de représentation parlementaire se réfèrent davantage à des symboles historiques (nazis ou néo-fascistes). Mais les partis, qui sont aussi d’extrême droite – plutôt d’extrême droite populiste – et qui ont des sièges dans les parlements de certains pays sont, en un sens, plus intelligents. Ils essayent d’utiliser de nouveaux visuels et un nouveau vocabulaire qui ne font pas référence aux phénomènes historiques que beaucoup de sociétés perçoivent comme négatifs. »
Détournement de sens
Cette récupération politique est par exemple employée par le Rassemblement national (RN) en France. Le 4 juin 2020, Marine Le Pen rendait en effet hommage au Général de Gaulle dans une tribune de neuf pages, revendiquant son « héritage ». Pourtant, le Front national, ancêtre du RN, a été fondé en 1972 par des membres du groupe néofasciste Ordre nouveau et des nostalgiques de Vichy. Le parti s’est donc construit en opposition frontale avec le gaullisme.
Mykola observe une stratégie similaire depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022.
« C’est intéressant d’analyser les symboles russes dans cette guerre, parce qu’ils ne se réfèrent à aucun phénomène historique, à aucune tradition. Cette lettre Z, qui est devenue le symbole le plus représentatif de l’armée russe, semble n’avoir été inventée à partir de rien. Excepté qu’il est généralement rattaché à la croix de Saint Georges, qui est associée aux vétérans soviétiques de la Seconde Guerre mondiale. Sont donc utilisés des symboles issus de la gauche pour couvrir une idéologie purement fasciste. »
Néanmoins, l’artiste insiste sur le fait que les idéologies ne se valent pas et qu’elles doivent être étudiées en fonction du contexte dans lequel elles grandissent.
« En fait, l’idéologie russe est très fasciste. Il y a une grosse différence entre l’Ukraine et la Russie, parce qu’il y a des groupes d’extrême-droite en Ukraine, mais ils ne sont même pas représentés au parlement. C’est quelque chose qui grandit au bas de la société, du bas vers le haut. Alors qu’en Russie, c’est l’opposé : c’est une idéologie d’Etat, qui vient du haut vers le bas pour contrôler la société. Donc c’était aussi une idée importante de la série : de dire que les symboles ne sont pas toujours égaux aux idéologies derrière lesquelles ils se cachent. »
C’est la raison pour laquelle cette exposition pragoise s’attèle aussi à renouer avec l’histoire. Sont donc proposées les photos de Ludwig Rauch au sous-sol de la galerie. Cette expérience se veut d’ailleurs visuelle et auditive, puisque le spectateur pourra observer des clichés de membres de la scène néo-nazie dans les années 1990 en Allemagne tout en écoutant la voix de l’historien Michael Freitag.
Ce faisant, les auteurs invitent à réfléchir sur la temporalité des images. Les symboles arborés, à savoir les battes de baseball, les blousons de bombardier ou les bottes Springer sont-ils toujours d’actualité ? Qu’évoquent-ils en 2022 ?
L’exposition « Extrêmement Normal » est ouverte jusqu’au 22 octobre à la Fotograf Gallery, rue Jungmannova, dans le Ier arrondissement de Prague. D’autres événements, tels que des discussions ou des projections de films, sont programmés. Toutes les informations sont à retrouver sur le site internet du Fotograf festival, 2022.fotografestival.cz.