Pierre Juquin : Le pari d’Aragon

Photo: Éditions de La Martinière
0:00
/
0:00

« Aragon, un destin français » - tel est le titre d’une importante biographie de la figure incontournable de la littérature française du XXe siècle signée Pierre Juquin. Homme politique, syndicaliste et écrivain, Pierre Juquin a été témoin d’une partie de la vie de Louis Aragon et a été comme lui membre du Comité central du Parti communiste français. Il affirme avoir rédigé son livre sur Aragon selon les méthodes de la critique scientifique et avec le souci de donner une image objective du géant des lettres françaises. « Je l’aime beaucoup mais je ne lui fais pas de cadeau », dit-il. Voici la seconde partie de l’entretien sur son livre que Pierre Juquin a accordé à Radio Prague.

Pierre Juquin,  photo: YouTube
Aragon a été donc un membre, on peut dire, influant du Parti communiste. Dans quelle mesure pouvait-il et voulait-il influencer la politique du parti ?

« Aragon a adhéré au Parti communiste en faisant une sorte de pari. Je dirais que le parti pour lui, c’était un pari. Il m’avait dit une fois : ‘Mon petit, ce parti communiste (il parlait du parti communiste français) a tous les défauts que tu lui connais (j’étais déjà membre du comité central de ce parti comme lui), mais c’est le seul qui peut changer la vie. Alors nous allons le changer de l’intérieur. ’ Le mot de Rimbaud, faire la révolution, changer la société, c’était le pari d’Aragon. »

Croyait-il vraiment qu’il pourrait changer la société et le monde ?

« Oui, mais il s’est aperçu que c’était beaucoup plus difficile et beaucoup plus dur qu’il ne l’avait cru. Il a écrit un poème pendant la guerre, un poème sur l’amour, qui s’appelle ‘Il n’y a pas d’amour heureux’. Je crois qu’on pourrait reprendre cette expression. Il n’y pas de politique heureuse. Il n’y a pas d’histoire heureuse, même l’histoire du communisme. Toute histoire est porteuse du tragique en elle-même. Toute histoire, il y a du sang dedans, toute histoire est souffrance. Mais l’histoire avance, le monde bouge à travers les générations. C’est long, c’est douloureux, à l’intersection, si je peux dire, de la souffrance et de l’espérance. Donc Aragon a dit comme personne la tragédie des communistes au XXe siècle. Mais il a cru, il a pensé jusqu’à son dernier souffle qu’un jour la société changerait. »

Les critiques d’Aragon lui reprochent de s’être montré trop indulgent et même quasi aveugle face aux procès staliniens. Quelle est votre opinion sur cette question ?

Photo: Éditions de La Martinière
« Mon opinion sera celle de l’historien. Il s’agit d’abord des procès 1936 -1937. Beaucoup de gens se sont trompés, par exemple un homme qui a été longtemps à cette époque le compagnon d’Aragon, André Malraux. On ne voyait pas le monde comme on le voit aujourd’hui. Plus grave, Aragon s’est trompé plusieurs fois pendant la guerre froide, parce qu’il voyait le monde partagé en deux, comme beaucoup et même moi le voyions à cette époque. Il voulait être du bon côté de la barricade. Après, il avait évolué. Cela n’excuse pas mais cela explique. Comme beaucoup de contemporains, Aragon a pensé qu’il s’était passé à Moscou quelque chose qui changeait l’histoire pour toute la planète, définitivement. On a vu par la suite que cela n’était pas définitif, mais il l’a cru et ne l’a pas su, puisqu’il est mort en 1982 et non pas en 1989. Et il a pensé qu’à travers cette histoire si douloureuse, si dangereuse, si scandaleuse qu’elle fût, il y avait la possibilité de faire évoluer le monde et le communisme. Dans un texte de 1964, il évoque beaucoup un livre classique qu’il avait lu en ce moment-là, Hyperion de Hölderlin, le célèbre auteur allemand. Et il le cite dans sa fin. Hyperion a participé avec les révolutionnaire grecs à la lutte de libération pour la Grèce, un peu comme Byron mort à Missolonghi, et il est débordé par ses troupes qui saccagent tout. Il est désespéré et dit : ‘Ils ont tout cassé, ils ont brisé le rêve mais le rêve continue.’ Je crois que c’est ce qu’éprouvait profondément Aragon. »

Quel a été le rapport d’Aragon vis-à-vis de la littérature tchèque et des écrivains tchèques ? Parlez-vous de tout cela dans votre livre ?

Vítězslav Nezval
« Oui, naturellement. Aragon a connu Vítězslav Nezval en 1935, au Congrès des écrivains contre la barbarie et pour la culture, Hitler étant arrivé au pouvoir. Ce ne s’est pas très bien passé au début entre eux. Puis Vítězslav Nezval a suivi le même trajet qu’Aragon, Eluard et beaucoup de surréalistes, a quitté le surréalisme pour venir au parti communiste. Aragon l’a beaucoup revu. Il a écrit à sa mort une élégie sur Nezval. Il a écrit aussi sur Vladimír Holan. Il a écrit sur des plasticiens, un très beau texte sur Mucha. Il a écrit sur Hoffmeister qu’il a très bien connu quand il a fait sa première exposition à Paris, etc., etc. Et en 1968, après avoir été fait quelques années avant docteur honoris causa à l’Université Charles à Prague et y avoir prononcé un discours sacrilège du point de vue soviétique, il a soutenu le Printemps de Prague et a préfacé le livre de Milan Kundera ‘La Plaisanterie’, en disant que ce qui se passe là-bas est un Biafra de l’esprit. Il a soutenu d’autres écrivains, il a été très lié avec Antonín Liehm. Il a pensé toute sa vie que le Printemps de Prague était quelque chose d’extrêmement important et que sa destruction par les Soviétiques et leurs alliés a été une catastrophe, et je le pense aussi. »

Quelles ont été les conséquences justement de cette prise de position après l’invasion de l’armée soviétique en Tchécoslovaquie, à l’époque où Aragon était directeur de la revue Les Lettres françaises ?

« Pour ce qui est des Lettres françaises, la revue vivait en partie des abonnements de l’Allemagne de l’Est, de l’Union soviétique, etc. L’Union soviétique a supprimé ces abonnements. Il a fallu fermer les Lettres françaises. Aragon était désespéré, évidement. Ça, c’est la première conséquence. Les autres conséquences, c’est qu’Aragon est très peu connu en Tchécoslovaquie. Il est apparu comme soutenant les révolutionnaires du Printemps de Prague, il n’était pas persona grata, sauf pendant quelques mois. Et puis, quand le communisme a été chassé du pouvoir par la Révolution de velours, comme il était communiste, il n’a plus été persona grata. Finalement, on connait peu Aragon qui est pourtant le Victor Hugo du XXe siècle. Du point de vue de la littérature française, c’est un très grand écrivain français. »

Louis Aragon,  photo: YouTube
Dans quelle mesure l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie s’est-elle reflétée dans ses opinions politiques et dans son rapport vis-à-vis du communisme en général. Quelle leçon a-t-il tiré de cette expérience ?

« Il a été renforcé dans l’idée qu’il fallait aller au communisme, au socialisme, par les voies démocratiques en respectant les libertés et notamment la liberté de l’écrivain sur laquelle il a beaucoup écrit à l’époque. »

Comment a été la dernière étape de la vie d’Aragon après la mort de sa femme Elsa, époque où il a révélé son homosexualité. Était-ce encore une période fructueuse sur le plan littéraire ?

« Oui, quelque temps, mais c’est vrai que le génie poétique d’Aragon s’est un peu tari. Il écrit cependant encore de très grands poèmes par exemple le poème sur Hölderlin dont nous parlions tout à l’heure, et d’autres encore. Et puis il sort beaucoup, il participe à la vie littéraire de Paris, il est actif. Cependant, à la fin de sa vie il très fatigué, il s’est retiré un peu, mais il est toujours là. Il apparait comme l’éternel homme libre, l’éternel libertin au grand sens d’autrefois, du Grand Siècle, c’est-à-dire l’homme qui n’admet pas la contrainte. Au fond, le vieil Aragon est encore dadaïste. »

« Vous avez dit que qu’Aragon n’est pas assez connu en République tchèque. Est-il encore vraiment connu en France ?

Photo: Le Livre de Poche
« Ah oui, Aragon est connu en France pour trois raisons. La première, il est très étudié dans les universités. Il y a beaucoup de thèses, il est au programme des concours d’enseignement supérieur, du baccalauréat, il fait partie de la littérature française. Deuxièmement, beaucoup de Français connaissent Aragon parce qu’ils chantent Aragon. Il a été mis en musique par plus de cent musiciens parmi lesquels Léo Ferré et Jean Ferrat. Et ces hommes ont réussi à faire descendre dans la rue une poésie difficile, une poésie savante. Et beaucoup de gens chantent Aragon sans savoir. Enfin, il est lu. Quelques romans d’Aragon, notamment ‘Aurélien’, sont encore lus en livre de poche. »

Quelles sont les œuvres d’Aragon qui vous sont particulièrement chères et que vous avez toujours envie de lire et de relire. Etes-vous un lecteur passionné d’Aragon ?

« Je ne lis pas qu’Aragon. Il faut lire tout, toute la littérature et pas seulement la littérature française. Mais j’aime beaucoup ‘Aurélien’ qui est un très grand roman d’amour de langue française. Je continue à aimer le livre qui a été beaucoup lu en France pendant vingt ou vingt-cinq ans et qui est lu moins aujourd’hui, un roman d’histoire, ‘La Semaine sainte’. J’aime beaucoup la poésie d’Aragon :

‘Patrie également à la colombe ou l’aigle
De l’audace et du chant doublement habité !
Je vous salue, ma France, où les blés et les seigles
Mûrissent au soleil de la diversité.’