Polémique en Tchéquie sur la liberté d’expression

Tomáš Halík, photo: Pavla Kopřivová, ČRo

Les différents regards portés sur l’attentat contre Charlie Hebdo ne cessent de remplir les pages des journaux et magazines tchèques. Pour cette semaine, nous avons choisi de retenir quelques-unes des nombreuses réactions à un texte signé Tomáš Halík, prêtre et professeur universitaire, publié dans l’édition de lundi du quotidien Lidové noviny. Dans ce texte, Tomáš Halík explique pourquoi lui n’est pas « Charlie ». Des questions relatives au terrorisme et à l’immigration ont été traitées également dans deux autres contributions dont nous nous résumerons l’essentiel.

Tomáš Halík,  photo: Pavla Kopřivová,  ČRo
« Les assassinats commis en France m’ont profondément touché et me poussent en même temps à réfléchir à de nombreuses choses qui devront faire l’objet d’un débat sérieux lorsque la vague d’émotion sera retombée. » C’est ce qu’écrit en introduction de son texte Tomáš Halík, une des figures emblématiques du milieu intellectuel tchèque, soulignant qu’il apprécie ceux qui, même dans un climat émotionnellement exacerbé, arrivent à faire la nuance entre l’Islam et les extrémistes, et dire non aux populistes. C’est la partie suivante de son commentaire, publié dans Lidové noviny, qui a fait naître une controverse. Nous citons :

« Je suis cependant gêné par la volonté de célébrer les malheureuses victimes de l’équipe rédactionnelle de la revue satirique comme des héros et des symboles de notre culture... Pour moi, les ‘carricatures’ de Charlie Hebdo, qui rappelent fortement les représentations des Juifs dans la presse anttisémite, insultent non seulement des symboles sacrés tant de l’Islam que du christianisme, mais elles violent également les valeurs fondamentales de notre culture, en particulier le respect des autres qui n’est pas une valeur moindre que celle de la liberté de la presse. Malgré toutes mes sympathies pour les victimes et leurs proches, je ne mettrai jamais le badge ‘Je suis Charlie’, car je défends un autre visage de notre culture. »

Un humour affable pimenté d’ironie, une polémique face au fanatisme et au fondamentalisme, le refus d’un vulgaire manque de respect, ainsi que de l’attisement irresponsable de la haine entre les peuples et les cultures : autant de choses qui, toujours selon Tomáš Halík, représentent cet autre visage de la culture qui lui est cher. Il écrit également :

« Il se peut que la décadence, le mauvais goût et les provocations gratuites appartiennent à la libre culture. Mais tant que l’on défend la liberté de la culture contre la violence et la haine, on se doit d’éviter un autre extrême qui est celui de la vénération de la décadence et du cynisme en tant que symboles de notre culture et de notre liberté. La liberté va de pair avec la responsabilité. »

Les réactions à ce texte, dans la presse et sur la Toile, ont été aussi immédiates que houleuses. Selon certains, il n’était pas opportun de remettre en cause la qualité estéthique des caricatures de Charlie Hebdo quelques jours seulement après le massacre. C’est ce « timing » que critique, par exemple, sur le site aktualne.cz, Dalibor Špoch, publiciste et psychologue qui souligne également :

« Ces derniers jours, je n’ai jamais vu personne mettre la décadence et le cynisme sur un piédestal comme des valeurs essentielles de notre culture... Parfois, il est bien de renoncer à certaines pirouettes intellectuelles et d’observer la réalité avec un raisonnement naturel. Le slogan ‘Je suis Charlie’ ne représente pas une évaluation du monde. Il s’agit là d’un acte ordinaire et humain, d’un simple acte de solidarité avec les victimes de ce crime affreux qui touche notre liberté. Peu importe dans ce contexte si cette liberté implique certaines choses qui nous déplaisent. Je pense que dans un moment comme celui-ci, ce slogan ‘Je suis Charlie’ ne devrait pas donner lieu à un exercice intellectuel. »

Autre réaction publiée par le quotidien économique Hospodářské noviny, celle de Petr Fischer, qui remarque de son côté que les rédacteurs de Charlie Hebdo n’étaient pas irresponsables, car ils étaient bien conscients des possibles conséquences de leur travail et ont poursuivi celui-ci malgré tout. Sur le site de l’hebdomadaire Respekt, Jan Macháček indique que Tomáš Halík se trompe sur de nombreux points fondamentaux. Il explique pourquoi :

« Il s’agit d’abord de motifs qui ont conduit les dessinateurs français à faire des carricatures assez brutales du prophète Mahomet et qui ne reflétaient pas plus la décadence qu’un mauvais goût... Leurs motifs étaient tout à fait rationnels. Ils s’appuyaient sur la défense des valeurs de notre culture et de notre civilisation. Il suffit de rappeler que, au moins depuis la fatwa visant Salmon Rushdie, nombre d’idéologues et de fanatiques islamistes ne cessent de s’attaquer à la liberté d’expression de la civilisation occidentale. Ils réclament durement que leur religion et leur prophète ne fassent pas l’objet de ce droit universel, sinon ils menacent de faire valoir leur propre droit. Les menaces, les intimidations et les attaques, voilà ce qui a conduit les intellectuels de Charlie Hebdo à agir comme ils l’ont fait ».

Jan Macháček considère que les dessinateurs et les rédacteurs de Charlie Hebdo sont des héros, car ils avaient conscience de l’ampleur des risques qu’ils couraient. Toujours selon le commentateur de Respekt, leur mort a le mérite d’initier un débat sur la liberté d’expression et de rappeler à la civilisation, à la société et à la culture qui sont les nôtres, les valeurs, les principes et les idéaux qui leur sont propres.

Zbyněk Petráček, du quotidien Lidové noviny, revient lui aussi sur le texte de Tomáš Halík pour affirmer qu’en réclamant une plus grande responsabilité, le prêtre et intellectuel tchèque bien connu du grand public refuse tout simplement de s’identifier à la conception « charlienne » de la liberté d’expression objet désormais d’une si grande attention en Europe. Zbyněk Petráček souligne :

« Halík n’est pas le seul à dénoncer le concept moutonnier de la liberté d’expression. C’est aussi ce que font certaines voix qui se sont élevées dans certains pays anglosaxones ou en Israël pour prétendre que certaines libertés ne devraient pas être mises en avant à tout prix et jusqu’au bout. Peu importe que cela puisse déplaire. »

Nous ne sommes pas les seuls à lutter contre le terrorisme

Nigéria,  photo: ČTK
« Notre chagrin et le chagrin qui est le leur » : tel est le titre d’une note publiée dans une des récentes éditions du journal Lidové noviny. Son auteur, Petra Procházková, remarque qu’alors qu’à Paris des terroristes tuaient avec sang-froid des journalistes et des policiers, d’autres criminels se réclamant de leur foi en Allah ont fusillé 2 000 personnes dans la ville de Baga au Nigéria. L’occasion pour Petra Procházková de rappeler qu’au cours des mois écoulés, les islamistes ont expulsé ou tué près d’un million et demi de Nigérians. Plus loin, Petra Procházková écrit :

« Il va de soi que les chaînes de télévision africaines ont placé l’information sur le massacre de Baga avant notre tragédie européenne concernant Charlie Hebdo. Chez nous, pourtant, cet événement tout comme l’information sur les deux attentats-suicides commis par des jeunes de dix ans qui ont fait une trentaine de morts sont passés presque inaperçus. »

L’auteur rappelle également que des milliers de personnes ont été assassinées en Afghanistan ces dix dernières années, et ce pour les mêmes raisons que celles qui ont été à l’origine du massacre à Paris. Parmi elles, des dizaines de journalistes qui, en dépit des menaces qui leur étaient adressées, n’hésitaient pas à publier des textes dénonçant l’Islam radical. Citant l’exemple du journaliste de télévision Dzanulla Chashimzad, qui a été exécuté en 2009 par les Talibans pakistanais, Petra Procházková précise :

« En Afghanistan, ce journaliste qui critiquait le radicalisme est considéré comme un héros. Pourtant, personne ne le connaît en Europe. Pourquoi d’ailleurs ? Nous avons nos propres héros... Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas les seuls à lutter contre le terrorisme. Or, dans les pays où des têtes tombent quotidiennement, le massacre qui s’est produit en France ne constitue pas pour les musulmans un moment clé. Le chagrin s’intensifie lorsque les victimes nous sont proches. »

Une poignée de Syriens sera accueillie en Tchéquie

Syrie,  photo: ČTK
Les quinze familles syriennes comptant près de soixante-dix membres que le gouvernement tchèque a finalement accepté d’accueillir, constituent-elles un nombre trop peu important ? Un commentaire publié dans l’édition de jeudi du quotidien Mladá fronta Dnes cherche une réponse à cette question. Son auteur, Miroslav Korecký, écrit entre autres:

« Les soixante-dix immigrés qui seront accueillis en République tchèque semblent représenter un chiffre dérisoire. Selon les données de l’ONU, plus de cinquante millions de personnes sont en fuite dans le monde, soit le plus grand nombre depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En tête du peloton des pays concernés figure la Syrie.... Le gouvernement aurait pu être plus généreux, car sur les plan économique, sécuritaire et d’intégration, la République tchèque serait en mesure d’accueillir un plus grand nombre de réfugiés. Dans le contexte européen, la Tchéquie fait décidément partie des Etats prudents et peu solidaires. »

Parallèlement, Miroslav Korecký signale qu’un homme politique raisonnable se doit d’être pragmatique et de tenir compte non seulement des faits réels, mais aussi du climat, des craintes et des préjugés de la population. Il remarque ainsi que la position de la classe politique tchèque, qui a trouvé dans ce dossier un consensus rare, a été influencée par la récente attaque contre Charlie Hebdo, attaque qui a renforcé davantage encore les réticences au sein de la société.