Pourquoi il existe des gros mots s’il ne faut pas en dire ? Bah non, pas parce que...
Entretien avec la politologue Anna Durnová, auteure du livre « Pourquoi il existe des gros mots s'il ne faut pas en dire ? »
« Proč » - « Pourquoi » ? Pourquoi donc les fameux « pourquoi » des enfants ? Tobík et Týna sont deux petits Pragois et, comme tous les enfants du monde, ils découvrent et aimeraient mieux comprendre le monde des adultes qui les entoure. Alors, ils demandent : « Pourquoi ? »
En plus d’être des petits curieux, Tobík et Týna sont aussi deux enfants chanceux, car ils ont des parents - et surtout une maman – qui, à leurs innombrables questions, ne se contentent pas de répondre « parce que ».
Tobík et Týna, enfin, sont les héros d’un livre intitulé « Pourquoi il existe des gros mots s'il ne faut pas en dire ? » (« Proč existují sprostá slova, když se nesmějí používat ? »). Un livre publié à l’automne dernier en République tchèque et dont la politologue Anna Durnová, elle-même mère de deux enfants, est l’auteure.
D’abord, pourquoi ce titre ?
« Ce titre résume en quelque sorte les questions que les enfants posent très souvent posent sur ce monde. Les enfants voient des règles autour d’eux. Par exemple, ils savent qu’il ne faut pas traverser la rue quand le feu est au rouge, mais ils voient des gens qui traversent quand même. Donc, à travers ce titre et cette question relative aux gros mots, on peut lancer une discussion plus vaste : qu’est-ce que ce monde qui nous entoure ? Qu’est-ce qu’il veut nous dire avec ses règles ? Et comment peut-on peut-être changer celles-ci ou discuter de leur rationalité ? »
Vous évoquez donc certaines des règles qu régissent le fonctionnement du monde ou de notre vie en société. Mais qui a écrit ce livre ? La politologue que vous êtes ou la maman ?
« Les deux mon capitaine, je dirais. Je suis une chercheuse en sciences politiques qui, depuis un certain temps, popularise les discussions sur le fonctionnement des institutions politiques, ainsi que sur des phénomènes sociaux plus larges. Et en même temps je suis la maman de deux enfants, qui ‘m’embêtent’ parfois avec des questions un peu compliquées. Ils ont 7 et 10 ans, mais quand je me suis lancée dans l’écriture de ce livre, ils n’avaient encore que 5 et 8 ans. »
« Joindre ces deux rôles, c’est-à-dire à la fois celui de la maman confrontée à ces questions et celui de la politologue en mesure d’y répondre, est donc un peu ce qui m’a poussée à écrire un livre pour les autres parents. L’autre envie que j’avais était de m’amuser en répondant à cette question : comment peut-on aborder cette question du monde qui nous entoure, de la politique et, plus largement, toutes ces questions qui semblent si difficiles ? Ce que je veux montrer, c’est que, finalement, y répondre peut aussi être amusant et pas si compliqué que cela. »
Vous répondez donc à dix questions dans votre livre. Le premier chapitre est consacré aux gros mots, mais il est aussi question des migrations, des différences cultures, des différentes formes de l’amour, des fausses informations ou encore du travail. Comment avez-vous retenu ces dix thèmes ?
« J’ai mené une recherche, pas seulement avec mes enfants, mais aussi dans mon entourage sur les thèmes qui intéressent les enfants de cet âge. Donc, oui, la première question concerne l’usage des gros mots, mais j’explique aussi, par exemple, pourquoi des gens qui s’aimaient divorcent. Pourquoi ? Parce que, souvent, à cet âge-là, les premiers divorces dans l’entourage apparaissent et les enfants ne comprennent pas toujours bien pourquoi. »
« Le deuxième ressort, c’étaient les thèmes qui sont importants à mes yeux et pour mon expertise de politologue comme la santé, la culture, l’intimité ou la vérité. Le troisième, enfin, c’étaient des discussions que je trouve importants de manière plus générale comme la désinformation et la migration. »
Comment avez-vous imaginé les personnages de Tobík et Týna et de leurs parents ? C’est essentiellement leur maman qui répond à leurs questions, tandis que le papa, qui est architecte, travaille beaucoup...
« Je me suis rendu compte que la famille devait avoir une image particulière et qu’elle formait un décor pour avoir cette discussion sur la politique et la société. C’est cette discussion qui prime dans le livre, mais la vie de famille en toile de fond est importante elle aussi. »
« Cela a été très difficile de choisir les personnages, de choisir un profil qui soit tout à la fois capable de transmettre ces informations tout en ayant le temps et les ressources de mener ces discussions sur la migration par exemple. En même temps, il fallait créer un personnage qui soit 'inclusif', dans le sens où son comportement reflète les difficultés de la vie quotidienne. Cela a été une navigation permanente pendant l’écriture du livre. »
« Ce n’est pas à moi qu’il appartient de juger si cet aspect du livre est réussi ou pas. En revanche, je sais que j’ai essayé de joindre ces deux bouts en créant un personnage qui sache expliquer aux enfants des choses compliquées. C’est pour cette raison que j’ai décidé que la mère serait une traductrice, car il fallait que ce soit quelqu’un à la fois ouvert sur les autres cultures mais qui est aussi parfois fatigué, qui a besoin de prendre un autre café ou qui est en retard le matin. Bref, il me fallait trouver des éléments de la vie quotidienne qui parlent aux parents comme aux enfants. »
C’est aussi une famille qui vit dans une grande ville, à Prague. Si je vous dis que c’est un livre qui, en dix leçons, explique le Bien et le Mal aux enfants à travers une vision des choses très libérale et très « pragoise », êtes-vous d’accord ?
« Oui et non. Bien sûr, ce livre présente une vision libérale du monde dans le sens où il y est question de règles qui ne sont pas données, mais créées par la société. Il évoque aussi les diversités de la population et les diversits culturelles ; et dans ce sens, oui, il est au cœur de la discussion libérale. »
« En même temps, mon but à travers ce livre est de lancer une discussion beaucoup plus vaste et pas seulement libérale. Traverser cette idée de diversité dans un plan encore plus large pour dire : ‘voilà, il y a des gens qui n’acceptent pas ça, d’autres qui aiment ça, mais nous vivons tous dans ce monde’. Et c’est pour cette raison que parfois - le genre littéraire permet cela -, la mère dit très ouvertement à ses enfants : ‘bon, ça, c’est mon opinion, mais il y a des gens qui pensent différemment’. Et ça, c’est-à-dire retenir cette oscillation ente cette vision personnelle et les règles de ce monde, c’était très important pour moi. »
Votre livre est écrit pour les enfants déjà d’un certain âge et déjà bien éveillés aux choses. Mais ne s’adresse-t-il pas aussi tout autant à leurs parents ?
« Avec la maison d’édition, nous avons décidé de publier ce livre pour les enfants âgés d’une dizaine d’années. Disons qu’il s’adresse aux 7-12 ans. Mais ce qui est important aussi, c’est que dans cette tranche d’âge, beaucoup d’enfants lisent les livres avec leurs parents. Donc, oui, il vise ces deux publics. »
« Mais c’est aussi un livre destiné aux éducateurs et aux instituteurs. Ils peuvent l’utiliser pour discuter et échanger des avis différents dans leurs cours d’éducation civique. Dans les écoles primaires, on a aussi ces discussions sur le rôle de la famille, sur ce qu’est la culture, la nation, sur le rôle du président, etc. »
C’est vrai que l’on imagine très bien votre livre faire partie d'un programme de lecture dans les écoles. C’est aussi une ‘lecture plaisir’, mais cela n’enlève rien au fait que sur certains passages, on ne peut s’empêcher que c’est une maman parfaite qui échange avec ses enfants...
« C’est vrai que c’était un des défis du livre. Nous en avons souvent discuté avec mon mari pendant l’écriture du livre. Il me demandait si les enfants ont aussi le droit de faire des bêtises, de dire ou faire des choses méchantes ou si la maman pouvait être en retard. »
« J’ai écrit ce livre pendant la pandémie, quand il y avait des discussions assez polarisées au niveau européen, pas seulement dans la société tchèque. Et j’avoue que cela m’a placée dans un état d’esprit qui était concentré sur le beau et sur une certaine forme d’harmonie. Donc, oui, je reconnais que ce bouquin est peut-être plus harmonique que ne l’est la vie de tous les jours. C’était un peu le vœu que j’avais : que l’on trouve plutôt ce qui rapproche les gens, et pas ce qui les divise et polarise la société. »
Les questions que les enfants aujourd’hui posent aux adultes sont-elles très différentes de celles que vous, enfant, leur posiez ?
« Je crois qu’il y a les deux. J’avais 9 ans au moment de la révolution (en 1989), j’ai donc bien évidemment posé beaucoup de questions sur la politique à mes parents à cette époque. Mais cela était dû à un contexte politique particulier. »
« Je trouve quand même que les enfants d’aujourd’hui ont une connaissance inattendue de certains thèmes et des façons de répondre à certaines questions en raison de l’évolution des médias sociaux, mais aussi d’une certaine démocratisation et libéralisation de la société. On parle désormais de thèmes comme l’homosexualité, par exemple, ce qui n’était pas le cas à notre époque lorsque nous avions leur âge. »
« Tout ça pour dire qu’il ne faut pas sous-estimer nos enfants. Ils écoutent beaucoup, et ils n’écoutent pas seulement leurs parents ou leurs instituteurs, mais aussi tout ce qui dit dans les transports publics, dans les médias... Je vois ça un peu comme un puzzle. Les enfants collectent des pièces à droite et à gauche qu’ils assemblent, et quand il y a un trou, quand ils ne savent pas, ils demandent. C’est pour cette raison que j’espère que ce livre permettra de lancer une discussion sincère pour prendre au sérieux ces questions des enfants. Parce que s’ils posent des questions, c’est qu’ils veulent savoir. »
En raison de vos études ou de votre travail, vous avez vécu dans différents pays. Certains thèmes que vous abordez dans le livre comme la migration, le mariage homosexuel ou le travail divisent en Europe. Vous vivez désormais à Vienne. Les enfants autrichiens posent-il des questions différentes de celles des enfants tchèques ?
« C’est une question intéressante. Je négocie actuellement pour une éventuelle traduction du livre en allemand et cet aspect est au cœur de nos discussions : les questions sont-elles les mêmes ou faudra-t-il recontextualiser cette discussion ? »
« Je trouve la façon dont on discute en Tchéquie, par exemple, de la migration est beaucoup moins ‘avancée’ qu’en France ou en Autriche. Mais pour d’autres thèmes comme la réorganisation du temps de travail, même si dans des pays comme la France le débat est beaucoup plus polarisé, plus ouvert et avancé qu’il ne l’est en Tchéquie, je trouve que le ‘gros’ est le même partout en Europe. Il y a des spécificités en fonction des pays, d’accord, mais je dirais que tous ces thèmes, tels qu’ils sont, sont des thèmes européens. Ce qui diffère, c’est la façon d’en discuter, de les commenter ou de les expliquer aux enfants. »
Y a-t-il néanmoins des sujets dont vous estimez que l’on ne parle pas assez dans les écoles ou les familles tchèques ?
« En tant que politologue, je pense que l’on ne parle pas assez de politique aux enfants. On a tendance à dire que la politique, c’est quelque chose de trop compliqué et de trop sérieux pour les enfants… Sauf que ces enfants, quand ils atteindront l’âge de 18 ans, commenceront à participer à la vie politique. »
« Partout en Europe, nous sous sommes confrontés à une forte abstention des jeunes. Peut-être faudrait-il donc se poser la question de savoir pourquoi. Peut-être existe-t-il un lien entre ce désintérêt des jeunes pour la politique et le fait que nous ne leur en parlons pas assez lorsqu’ils sont enfants. Peut-être voteraient-ils davantage et participeraient-ils davantage à la vie politique si nous en discutions davantage avec eux. »
« Je trouve qu’il faudrait revoir la façon dont on discute la politique avec les jeunes et les enfants. C’est une discussion fondamentale selon moi. La politique, c’est le gros de notre vie quotidienne. Ce sont les décisions qui sont prises sur l’air que l’on respire, sur les espaces verts, sur le climat, sur l’école... C’est ça, la politique ! Donc, il faudrait dire aux enfants assez tôt qu’il vaut mieux pour eux qu’ils participent au débat. »
Justement, de l’environnement et du climat, il n’est pas question dans votre livre...
« Vous avez tout à fait raison. C’est une question que je me suis posée lors de l’écriture du livre. Et finalement, j’en suis arrivée à la conclusion qu’il faudrait consacrer plus de place à cette question environnementale et climatique qu’un simple chapitre dans ce livre. J’avais déjà dix autres chapitres, il y avait assez de contenu. »
« Donc, on pourrait peut-être tourner cette question vers une sorte de promesse : si ce livre a une suite, alors les changements climatiques et la question environnementale y auront cette fois bien leur place. »
Au-delà du livre, en tant que politologue, quel regard portez-vous sur le décalage qu’il y a entre les préoccupations des jeunes et celles des politiques ? Que ce soit en République tchèque ou en France, on ne peut, par exemple, pas dire que la protection environnementale soit une priorité. N’est-ce pas une des raisons pour lesquelles les jeunes s’intéressent moins à la politique ?
« Une explication pourrait effectivement être que la façon dont on discute de la politique ne répond pas à ce qui intéresse les enfants et les jeunes, à ce qu’ils veulent savoir, quels sont leurs intérêts. Par exemple, il est évident que les changements climatiques vont beaucoup influencer leurs vies, beaucoup moins celles des élites politiques qui ne seront plus là dans 40 ans... »
« Je ne peux pas parler du contexte français, mais dans le contexte tchèque, cela va au-delà de ce simple aspect. C’est un héritage qui remonte à l’ancien régime communiste : la politique est une chose dont on ne se mêle pas. Malheureusement, cette idées est restée très ancrée dans les esprits. Ce serait bien que les mentalités évoluent. Durant le temps que j’ai passé en France comme étudiante et chercheuse, je me suis rendu compte que la mobilisation sociale et politique en France était beaucoup plus importante qu’en Tchéquie. »
Un des grands sujets politiques de ce début d’année en République tchèque a été l’élection présidentielle et, durant la campagne, il a beaucoup été question de désinformation. Dans le chapitre intitulé ‘Qu’est-ce qui est vrai ?’, la maman apprend donc à ses enfants à reconnaître le vrai du faux dans le traitement de l’actualité ou dans les différents contenus sur Internet et les réseaux sociaux. Mais n’est-ce pas là un sujet qui touche aussi très concrètement beaucoup d’adultes ?
« Bien sûr. Nous devrions mener cette discussion par rapport à l’évolution technologique et la place croissante des réseaux sociaux. Non seulement il faut en discuter avec les enfants, mais il faut aussi les écouter. Beaucoup plus que notre génération, les enfants sont très sensibles aux changements, à l’intimité et à l’authenticité des médias sociaux tout simplement parce qu’ils grandissent avec eux. »
« Même si ce n’est pas le sujet de mon livre, je trouve que, notamment avec les personnes plus âgées, il faut absolument que l’on ait cette discussion sur les différentes informations, et aussi sur les différentes techniques de la désinformation. »
Autre question que vous évoquez dans votre livre : le travail, à travers cette question « Pourquoi les gens vont-ils au travail ? ». La place croissante de l’intelligence artificielle ou le raccourcissement du temps de travail sont des sujets souvent évoqués ces derniers temps. Comment faudrait-il, selon vous, réenvisager notre rapport au travail ?
« La réponse se trouve dans le livre quand la mère explique à Tobík et Týna qu’elle croit qu’ils travailleront moins qu’elle aujourd’hui. »
« Mais je crois qu’il y a deux facettes à ça. Il y a toujours cette vision que l’on puisse trouver un modèle qui permette de travailler moins. En même temps, au fur et à mesure que l’on discute et que l’on développe cette idée, on se rend compte que cela n’arrivera jamais. Actuellement, on discute beaucoup de la place de l’intelligence artificielle dans la production des textes par exemple en nous disant que, peut être, on pourrait produire des textes plus efficacement et ainsi avoir plus de temps libre. »
« Mais je ne pense pas que cela soit possible. Au contraire, dans des métiers comme le mien de chercheuse ou comme le vôtre de journaliste, on passera plutôt à un système dans lequel on demandera des délais plus courts pour la production de ces textes, mais avec davantage de contenu. Et pour changer cela, il faut avoir une discussion davantage sociale que sur le travail en tant que tel exclusivement. »
À la fin du livre, vous précisez que vous dédiez les revenus du livre à l’association Romea, qui œuvre à la protection des droits des Roms en République tchèque. Pourquoi donc cette association plus particulièrement ? Parce que, quoi que l’on en dise, tout est plus difficile pour les enfants rom et que beaucoup n’ont pas la chance d’avoir des parents comme ceux de Tobík et Týna qui prennent le temps de parler avec eux ?
« C'est exactement ça s'il fallait une réponse courte. Mais, d'abord, je n’ai pas besoin de cet argent. Il était donc hors de question de le garder. Et comme c’est un livre qui entend susciter un débat social et politique, sur l’éducation, je tenais à donner cet argent à une association qui s’occupe de l’éducation. »
« Romea participe à un programme de bourses pour aider les enfants rom. J’ai donc pensé que c’était un bon moyen de remplir ces deux objectifs : à travers ce livre, aider ces populations qui, comme vous le dites, ont encore toujours beaucoup de difficultés à accéder à ce type de discussions et surtout à l’éducation. »
Bon, rassurez-nous quand même : un gros mot, ça soulage et on a quand même le droit d’en dire un ou deux de temps à autre, non ?
« Bien sûr, et la réponse se trouve aussi dans le livre ! C’est tout à fait humain et, personnellement, je ne connais pas de parents qui ne disent jamais de gros mots. »
Et les enfants ?
« Si les adultes en ont le droit, alors eux aussi... »