Prague, centre névralgique du « nouvel ordre mondial » voulu par l’Allemagne nazie
Depuis le 17 mai dernier, l’Université Charles propose une exposition intitulée « Un nouvel ordre mondial », qui revient sur les projets de réorganisation de l’Europe en fonction de principes raciaux. La gestion de ce programme mortifère imaginé par les nazis devait être centralisée à Prague par le Reichsprotektor de Bohême-Moravie, Reinhard Heydrich dont on rappelle ce mois de mai les 80 ans de l’assassinat par la résistance extérieure tchécoslovaque.
Exposition multimédia, proposant des projections, des photographies, des objets et d’installations, elle présente au grand public les projets de réorganisation du Vieux continent par des experts engagés par Reinhard Heydrich : ces conseillers raciaux voulaient définir les paramètres du prototype idéal de l’Homme et mettre en place une nouvelle organisation du sud et de l’est de l’Europe, selon des principes raciaux.
Les organisateurs de l’exposition n’ont pas choisi le lieu par hasard : en effet, ce tristement célèbre Centre d’évaluation de la qualité raciale, comme l’avaient dénommés les idéologues du Troisième Reich, était basé dans les bâtiments de l’Université Charles fermée aux étudiants tchèques et réquisitionnée par les nazis pour les besoins de l’Université Charles version allemande et de ses instituts scientifiques. Pavel Štingl est le commissaire de cette exposition :
« Heydrich avait décidé de faire de Prague une sorte de centre d’étude de l’est et du sud de l’Europe. Le projet tournait autour de l’idée de l’Eurasie et d’une tendance idéologique à l’œuvre au sein du Reich de coloniser le monde et d’exploiter ces espaces nouvellement conquis. A ce moment-là, la guerre se déroulait encore à l’avantage de l’Allemagne, donc les planificateurs de ce projet croyaient dur comme fer qu’ils pourraient coloniser un espace allant de la Pologne à l’Oural – Prague devant être le centre de tout cela. Ceci n’était pas chapeauté par des soldats mais par des scientifiques, des théoriciens raciaux : leur objectif était de liquider ou de déplacer entre 30 à 40 millions d’habitants dans cet immense espace. A cet égard, l’Holocauste n’était que le prologue d’un projet encore plus vaste. »
Une des lignes directrices de l’exposition présente les parcours de ces pseudo-scientifiques et professeurs à la tête de différents instituts à Prague. Dans la capitale tchèque, Heydrich cherche à les réunir en équipes pluridisciplinaires afin de planifier l’exploitation future des territoires annexés par le Reich. Ces « experts » prévoient ainsi de quasi vider de leur population la Bohême, la Pologne, la Biélorussie, l’Ukraine et les régions de la Russie allant jusqu’à l’Oural.
Parmi ces funestes figures du « nouvel ordre mondial » imaginé par le pouvoir nazi figure l’architecte d’Hitler en personne, Albert Speer, qui a mis en œuvre des plans d’urbanisme pour l’ensemble de l’Allemagne nazie, mais aussi les territoires occupés. Une partie de l’exposition est consacrée à ses plans ambitieux pour la reconstruction de Prague :
« Peu de temps après la prise de fonctions de Reinhard Heydrich à la tête du protectorat de Bohême-Moravie, Albert Speer se rend à Prague. Il n’apprécie pas particulièrement Heydrich, il vient avec un objectif précis qui est de recruter de la main d’œuvre pour le travail forcé en Allemagne. Et il vient aussi parce qu’il veut transformer la ville de Prague : l’idée était de donner à cette ville qui évoluait peu de nouveaux grands axes, de nouvelles voies de communication. Par exemple, ils prévoient une voie rapide entre le nord et le sud ce qui a été paradoxalement réalisé plus tard par le régime communiste. Mais il prévoit aussi de raser certains bâtiments, comme par exemple la Maison municipale considérée comme l’expression décadente de l’Art nouveau slave et qui devait être remplacée par un palais antiquisant. De nombreuses caractéristiques qui font Prague ce qu’elle est auraient ainsi pu disparaître. »
Le 27 mai, 80 ans se sont écoulés depuis l’assassinat de Reinhard Heydrich par deux parachutistes tchèque et slovaque, Jan Kubiš et Jozef Gabčík. Considéré comme l’acte le plus héroïque de la résistance tchécoslovaque, il a déclenché une vague de répression sans précédent dans le pays, dont les villages martyrs de Lidice et Ležáky, rasés par les nazis, ont été les témoins. Ces événements dramatiques bien connus et documentés ont toutefois fait passer à l’arrière-plan cet aspect de l’occupation nazie dans le pays que l’exposition a le mérite de mettre en lumière. Au cœur de ce vaste projet impitoyable du régime hitlérien, Reinhard Heydrich en personne :
« Heydrich était partie prenante de ce projet, mais moins par son fanatisme idéologique que par son rôle de logisticien. C’est d’ailleurs ainsi que nous le présentons dans cette exposition. C’était quelqu’un d’extrêmement performant, mais en même temps, c’était un solitaire. Il avait un programme à accomplir et travaillait d’arrache-pied pour le réaliser. En arrivant à Prague pour assumer son rôle de Reichsprotektor, il entre dans la haute politique et dans le cercle le plus étroit autour d’Hitler. A la tête du SD puis du RSHA, il est l’artisan de la centralisation de ce pouvoir policier autour de la SS. En outre, il devient ce personnage politique important. Heydrich dispose donc d’un pouvoir immense qui lui permet de mettre en œuvre sa vision politique. »
L’exposition veut faire œuvre de pédagogie également en mettant en garde contre l’utilisation abusive de la science, de l’enseignement et du monde universitaire à des fins idéologiques, un phénomène qui n’a de loin pas disparu dans notre monde contemporain. De même, le thème de cette exposition prend une acuité toute particulière à la lumière de la guerre en Ukraine et de la résurgence d’une volonté de catégoriser les populations, et des velléités de Moscou de rebattre les cartes du monde pour y imposer sa propre organisation.