Quand les dissidents tchécoslovaques et polonais se rencontraient dans les monts des Géants
En 1978, des représentants des oppositions tchécoslovaque et polonaise, dont Václav Havel et Marta Kubišová, initiaient une série de rencontres clandestines dans le massif des monts des Géants (Krkonoše), à la frontière entre leurs deux pays. Depuis ce mois d’août, sur la commune de Malá Úpa, un sentier balisé thématique, intitulé « La Liberté aux frontières », permet de partir sur les traces de ces dissidents et, ainsi, de découvrir cet épisode important de la résistance aux régimes communistes.
Coordonner les oppositions
A la fin des années 1970, les militants qui se battent pour le respect des droits de l’Homme en Tchécoslovaquie se sont structurés avec la Charte 77, un mouvement né en protestation des brimades subies par un groupe emblématique de l’underground, les Plastic People of the Universe. Mais le contact avec les oppositions des autres démocraties populaires est tout sauf facile. Petr Uhl, aujourd’hui âgé de 76 ans, était l’un de ces militants. Il racontait il y a quelques années au micro de Radio Prague :« La bureaucratie soviétique, qui était aussi celle de Prague, de Varsovie et de Budapest, a tout fait pour nous diviser, pour que le mouvement de protestation ne soit pas harmonisé et coordonné. Par exemple, les représentants des oppositions polonaise, tchécoslovaque et hongroise pouvaient plus facilement voyager à l’Ouest que dans les pays voisins. Nous avons alors organisé des rencontres à proximité des frontières, dans la montagne… Nous avions des ‘envoyés spéciaux’, des personnes qui avaient leur passeport et pouvaient voyager. Nous avons vraiment fait le maximum pour coordonner nos activités. »
C’est ainsi qu’à l’été 1978 est organisée une rencontre entre des opposants tchécoslovaques et polonais au mont Sněžka, le point culminant du territoire tchèque dans le massif des monts des Géants, au nord-est de la Bohême. Le lieu choisi n’est pas un hasard, puisqu’il correspond à un axe où avaient déjà lieu toutes sortes d’échanges, et en particulier des activités de contrebande.
Un sentier pédestre sur les traces des dissidents
Quarante ans plus tard, c’est cette histoire qu’un nouveau sentier pédestre se propose de raconter aux randonneurs. Le parcours, situé sur la municipalité de Malá Úpa, a été inauguré le 25 août dernier et, selon Eva Hrubá de l’association Paměť Krkonoš (Mémoire des monts des Géants), qui a travaillé sur le projet, cela n’a rien d’un hasard :« Nous avons choisi cette date à dessein, parce que, le 25 août, des communistes se retrouvent au village de Pomezní Boudy, comme ils le faisaient déjà à l’époque du régime communiste. Ils faisaient ensemble l’ascension de Sněžka. Aujourd’hui, ce sont de vieux citoyens, ils ne font que s’asseoir et ils s’échangent des discours idéologiques. Déjà l’année dernière, nous avons décidé que nous nous rencontrerions également, à un autre endroit, mais à seulement une centaine de mètres d’eux, pour commémorer des choses que, à l’inverse d’eux, nous considérons comme importantes. »
L’itinéraire proposé aux amateurs de marche s’articule autour de six panneaux informatifs. L’aspect graphique a été particulièrement travaillé, s’inspirant de la bande dessinée et du collage, tout comme les textes, remplis d’humour. Egalement membre de l’association, Klára Stejskalová explique :
« Chaque panneau informatif traite un sujet particulier et rappelle l’un des aspects de ces rencontres. On y parle de la façon concrète dont se déroulaient ces rencontres, de la contrebande, ou bien des échanges d’informations. Ensuite, un panneau évoque par exemple l’ouverture des frontières et la façon dont cela s’est passé après la révolution. »
Un pique-nique un peu particulier
A l’origine, une première rencontre devait avoir lieu dans le courant du mois de juillet 1978. Mais l’affaire a capoté. Les membres de l’opposition polonaise ne sont pas apparus au point de rendez-vous, pensant que leurs homologues tchécoslovaques ne s’y présenteraient pas. Il faut dire que l’organisation d’une telle entrevue était compliquée. Petr Uhl :« La communication était bien plus difficile qu’aujourd’hui, évidemment. Il fallait envoyer quelqu'un en Pologne. Nous étions en contact avec des Polonais qui vivaient à Prague et qui pouvaient aller en Pologne. Ils rencontraient ensuite nos amis, souvent, c’était à Wrocław, en Silésie. Ils fixaient ensemble des dates, des lieux… Nos amis polonais connaissaient aussi des guides de montagne à qui ils faisaient appel lorsque nous nous rencontrions dans les monts des Géants. »
Finalement, c’est la deuxième tentative qui s’est avérée fructueuse. Eva Hrubá :
« Ils se sont rencontrés au kiosque de l’ancien Grand chalet, sous le sommet de Sněžka. Lors de la première rencontre, il y avait Václav Havel, Marta Kubišová et Tomáš Petřivý, qui étaient à l’origine de l’entrevue. Côté polonais, on trouvait des personnes comme Adam Michnik, Jacek Kuroń, Jan Majewski, Jan Lityński et Antoni Macierewicz. »
La plupart de ces derniers sont des membres du Comité de défense des ouvriers et ils soutiendront bientôt la fédération de syndicats Solidarność. Les images qui existent des rencontres organisées dans le massif des monts des Géants donnent à voir des militants émus de se retrouver, tout autant que l’atmosphère bon enfant de camaraderie qui semble régner entre eux. Cependant, ces réunions ne se résument pas à cela, comme le souligne Eva Hrubá :
« Cette rencontre, qui avait initialement seulement les aspects d’un pique-nique amical, a en fait représenté quelque chose d’essentiel qui a posé les bases des échanges polono-tchécoslovaques. Elle a également eu un grand écho dans la presse de l’époque, par exemple dans le Times ou dans Libération, qui a parlé de rencontres décisives entre les oppositions de deux pays totalitaires dans une lutte commune ‘contre les tyrans’. »C’est là le but recherché, l’extension du domaine de la lutte, et c’est ce que confirme Maciej Ruczaj, un politologue polonais installé à Prague :
« A l’origine, ces rencontres ont la volonté de ne pas être seulement bilatérales. Cela veut dire que cela ne doit pas seulement être des contacts entre les oppositions tchèque et polonaise. Dès le début, ils parlent du fait qu’ils sont seulement les germes de quelque chose de plus grand, notamment avec la déclaration des travailleurs d’Europe de l’Est. C’est une sorte d’appel, un manifeste, pour tous ceux qui pensent la même chose dans la région. Cette coopération tchéco-polonaise a dès le début l’idée qu’il faudrait s’étendre à tout ce qu’on appelle le bloc soviétique. »
Un sujet pour les historiens
Ces rencontres polono-tchécoslovaques ne sont pas simplement le sujet d’un nouveau sentier pédestre. Elles font aussi l’actualité en histoire. Au printemps dernier, a été publiée en tchèque la traduction de l’ouvrage Hranicím navzdory (En dépit des frontières), consacré précisément à cet épisode de l’histoire de l’opposition aux régimes communistes et des relations tchéco-polonaises. L’un de ses auteurs, l’historien, Lukasz Kamiński soulignait à cette occasion l’importance qu’a pu revêtir ses rencontres pour leurs acteurs :« Quand nous parlons avec les témoins de ces événements, avec ceux qui y ont pris part, je pense que pour la majorité, pour la grande majorité d’entre eux, cela a représenté l’une des expériences les plus importantes de leur vie, ou au moins dans le cadre de leurs activités dans l’opposition anti-communiste. »