Que nous dit le fuligule milouin, « oiseau de l’année 2023 » en Tchéquie, de l’état de notre environnement ?
Appelé « Polák velký » en tchèque, le fuligule milouin a été désigné « Oiseau de l’année » pour 2023 en République tchèque par la Société tchèque d’ornithologie (ČSO). Autrefois très facilement observable sur les plans d’eau de Bohême et de Moravie, et notamment sur les nombreux étangs piscicoles, ce canard plongeur se fait désormais plus rare. Et pour cause : en République tchèque, un tiers de sa population a disparu au cours des trente dernières années. Explications avec François Turrian, vice-directeur de l’Association suisse pour la protection des oiseaux, membre, comme la ČSO, de l’ONG internationale BirdLife :
« Les fuligules sont des canards plongeurs, ce qui signifie qu’ils vont chercher leur nourriture en s’immergeant complètement, contrairement aux canars de surface qui barbottent et se contentent de basculer l’avant du corps pour cela. »
« Ce groupe de fuligules comprend différentes espèces, la plus courante étant le fuligule morillon, un petit canard noir et blanc qui se nourrit, lui, de coquillages. »
Malgré son nom quelque peu compliqué, le fuligule milouin est-il donc un canard comme un autre ? Où peut-on le voir et l’observer ?
« Non, ce n’est pas un canard comme un autre, car chaque espèce a bien évidemment ses particularités. Cela dit, c’est vrai qu’il est assez fréquent sur les eaux d’Europe occidentale, même s’il ne niche pas dans la plupart de ces pays. Il est présent surtout durant les migrations et en hiver, en tous les cas pour ce qui est de nos eaux. »
« En Tchéquie, on estime, selon les données, qu’entre 7 000 et 14 000 couples s’y reproduisent. Malgré son déclin, c’est donc encore une espèce assez commune. »
Comment le reconnaître ?
« C’est un oiseau qui a un grand dimorphisme sexuel dans le sens où les mâles et les femelles possèdent des plumages vraiment bien distincts. Le mâle est bien évidemment plus coloré, tandis que la femelle a un teint plus discret de manière à pouvoir couver sans se faire remarquer des prédateurs. »
« Le mâle arbore une tête orangée, rousse, avec un œil rouge, tandis que tout le manteau du corps et les ailes sont gris chiné, clair... C’est d’ailleurs très joli. La poitrine et l’arrière sous les ailes sont noirs, ce qui fait que nous avons donc trois couleurs dominantes. Tout cela est assorti avec un bec bicolore noir et gris-bleu. Bref, on parle là d’un superbe canard ! »
« La femelle, elle, est plus discrète. Elle est mâchurée brun et gris. Ce canard a aussi la particularité d’avoir un front assez bombé qui lui donne une silhouette assez reconnaissable, même lorsqu’on le voit à contrejour. »
Avant de devenir une espèce en voie de disparition, le fuligule milouin a été le canard le plus répandu en République tchèque. Comment expliquez-vous donc la disparition d’un tiers de sa population et cette évolution est-elle propre à la République tchèque ?
« Depuis 2016, le fuligule milouin est inscrit sur la liste rouge internationale, ce qui signifie qu’il fait partie des espèces menacées dans la catégorie vulnérable. Mais la baisse des effectifs observée au cours des trente dernières années n’est pas propre à la République tchèque. Elle concerne la plupart des pays européens et on n’en explique pas encore tout à fait les raisons. »
« Ce qui est certain, c’est que c’est un oiseau qui a besoin de grands plans d’eau de bonne qualité, avec une eau relativement propre et riche en plantes aquatiques. Nous sommes là en présence d’un végétarien qui a besoin de macrophytes pour se nourrir, c’est-à-dire des grandes plantes qu’il va aller chercher au fond des étangs. »
« Le fuligule milouin a connu une certaine expansion au milieu du XXe siècle suite à la création des étangs de pêche qui ont fleuri un peu partout, et notamment en Europe orientale. Actuellement, il y a peut-être une intensification des pratiques de ces étangs piscicoles et une détérioration de ces habitats aquatiques, ce qui pourrait expliquer la baisse de ses effectifs. »
« Et puis, la chasse est bien sûr un facteur supplémentaire. Du fait de son inscription sur la liste rouge internationale, c’est une espèce qui ne devrait plus l’être. Malheureusement, sa chasse reste autorisée dans certains pays, parmi lesquels la République tchèque. Or, il va de soi que ce ne sont pas des pratiques durables pour une espèce en diminution. »
Rappelons ici que la carpe, qui est le plat traditionnel du réveillon de Noël, fait l’objet d’un élevage intensif en Tchéquie. Dans quelle mesure la carpe est-elle un concurrent alimentaire du fuligule milouin ?
« C’est vrai que la carpe aussi est végétarienne, mais elle mange plutôt des petites particules, des algues, du plancton, du phytoplancton... Alors, oui, elle aussi peut brouter quelques plantes, mais pas autant que le fuligule qui, lui, mange vraiment des plantes aquatiques et pas seulement des algues et des organismes unicellulaires. »
« En fait, ces étangs de pisciculture peuvent être très intéressants pour la biodiversité et les oiseaux. Il n’y a pas d’incompatibilité, simplement faut-il avoir une gestion de ces espaces qui permette d’élever des carpes tout en conservant cette biodiversité aquatique qui est si importante aussi par rapport aux services qu’elle nous rend. »
La volonté d’attirer l’attention du public sur la non-interdiction de sa chasse est une des raisons pour lesquelles la ČSO a choisi le fuligule milouin comme Oiseau de l’année. Il y a toutefois une bonne nouvelle dans tout cela, à savoir l’interdiction de la grenaille de plomb dans les zones humides à l’échelle européenne. C’est une réglementation qui est entrée en vigueur le 15 février. Or, on estime à un million le nombre d’oiseaux qui, chaque année, meurent d’empoisonnement par le plomb. Qu’en est-il vraiment ?
« Le réseau BirdLife salue bien évidemment cette décision, même si celle-ci intervient très tard. Cela fait des dizaines d’années que l’on réclame une réglementation beaucoup plus stricte sur l’utilisation de ces munitions. »
« Le problème est que le plomb pollue l’ensemble des plans d’eau. La grenaille n’atteint pas toujours sa cible et finit alors au fond des étangs, où le plomb va d’abord contaminer les sédiments avant de rejoindre la chaîne alimentaire, de se fixer les végétaux et d’empoisonner peu à peu les différents animaux qui font partie du réseau écologique des étangs. »
« Nous nous retrouvons donc avec des teneurs en plomb qui sont parfois considérables dans les étangs qui font l’objet d’une chasse intensive et il était donc grand temps que l’Union européenne légifère sur ce point. Reste maintenant bien évidemment à ce que les gouvernements des différents pays fassent appliquer ces décisions à l’échelle nationale pour que, sur le terrain, on banisse véritablement l’utilisation de la grenaille de plomb. »
« Nous sommes déjà en train de vivre la sixième extinction de masse des espèces, la première causée par l’homme »
François Turrian, cela fait déjà quelques années que l’on vous interroge au sujet de différentes espèces d’oiseaux plus ou moins menacées. Êtes-vous optimiste sur l’évolution de la situation de manière générale, et donc pour l’avenir, ou alors les dangers dont les ornithologues informent régulièrement sont toujours là et la situation n’évolue pas comme on pourrait l’espérer ?
« Il y a quelques succès dans le domaine de la protection de la nature et des oiseaux. Certaines espèces font leur réapparition ou leurs effectifs augmentent grâce à des mesures de protection. Mais le constat, plus globalement, reste quand même négatif. BirdLife International a signalé dans son dernier rapport en 2022 sur l’état mondial des populations d’oiseaux qu’une espèce sur huit sur la planète est désormais sur la liste rouge, ce qui est considérable. Les oiseaux sont d’excellents baromètres de notre environnement, donc s’ils se portent mal, c’est que, finalement, nos pratiques ne sont pas encore à la hauteur de ce qu’elles devraient être en termes de durabilité. »
« On continue de détruire des habitats, de déforester dans de nombreux pays, on d’avoir une agriculture beaucoup trop intensive avec des pertes d’habitat, des destructions de réseaux d’habitat, des utilisations encore massives de pesticides ou d’engrais, l’urbanisation du territoire augmente également. Les efforts pour la protection de la nature sont donc importants et nécessaires et il faut les intensifier puisque, selon les spécialistes, nous sommes déjà en train de vivre la sixième extinction de masse des espèces, la première causée par l’espèce humaine depuis les temps de l’origine de la planète. »
« Il faut se rappeler qu’au-delà du fuligule milouin et des autres espèces, l’ensemble des écosystèmes nous fournit des services inestimables. Sans la nature, l’espèce humaine est condamnée. Il faut vraiment prendre soin du vivant, ce qui passe par la formation et par la reconnexion avec la nature. Il faut absolument, aussi, ouvrir ses yeux, ses oreilles, aller se promener dans la nature pour se rendre compte à quel point elle est précieuse et belle. »
« Et puis aussi s’engager pour ces causes auprès des associations qui mènent ces luttes. C’est à travers les émotions positives que la nature nous transmet que l’on pourra éventuellement inverser la tendance, mais nous avons encore beaucoup de travail et nous attendons beaucoup plus des gouvernements. Ils se sont engagés à Montréal en décembre dernier pour essayer de préserver 30% des écosystèmes terrestres et maritimes. Il faut donc maintenant que les différents pays mettent en place des mesures pour restaurer les écosystèmes, les protéger et les relier entre eux pour avoir une chance d’éviter cette extinction de masse. »