Radko Pytlík : « Jaroslav Hašek était un dissident. »
L’écrivain Jaroslav Hašek, auteur du roman Le Brave Soldat Chveïk, est né en avril 1883. C’est à l’occasion du 130e anniversaire de sa naissance que l’historien de la littérature Radko Pytlík, considéré comme grand connaisseur de l’œuvre de cet auteur, a publié un livre intitulé « Jaroslav Hašek – dates, faits et documents ». Dans son livre, il répertorie les événements et les sources de documents dont nous disposons sur la vie de l’homme excentrique et inclassable qu’était l’auteur du Brave Soldat Chveïk. Il cherche également à recréer le contexte social et historique ayant permis la création de cette œuvre qui, tout en reflétant son époque, ne cesse de nous étonner par son actualité.
« C’est le début des recherches sérieuses sur Jaroslav Hašek. Il le mérite parce qu’il est, entre autres, une personnalité mondiale. N’oublions pas que Chveïk a été traduit dans 158 langues et son nom est donc connu dans le monde entier. Il est compris et interprété de diverses façons mais nous, les Tchèques, nous devons également nous prononcer à son sujet. »
Aujourd’hui Jaroslav Hašek est probablement l’écrivain de langue tchèque le plus connu dans le monde. Il doit sa notoriété au roman satirique dans lequel il raconte les aventures du soldat Josef Chveïk pendant la Première Guerre mondiale. Dans son livre il enchaîne les situations grotesques, loufoques et ubuesques que son héros affronte avec beaucoup de naïveté et candeur et une bonne humeur qui ne se tarit jamais. Le lecteur de ses aventures s’amuse beaucoup et n’en finit pas de se demander si Josef Chveïk est un simple d’esprit ou un mystificateur génial qui réussit avec son sourire ingénu à mettre en évidence la vétusté de la bureaucratie autrichienne, le grotesque de la hiérarchie militaire et l’absurdité de la guerre. Mais l’auteur se garde de donner une réponse claire à cette question. Toujours est-il que Josef Chveïk ressemble dans une certaine mesure à son père Jaroslav Hašek. L’historien Radko Pytlík cherche à mettre la gestation de ce personnage dans le contexte de la vie et de l’œuvre de l’auteur :
« Je pense que Hašek a eu une enfance normale mais aussi marquée par les aspects tragiques de la vie de sa famille. Son père était un mathématicien qu’on disait génial, son frère est également devenu plus tard mathématicien. Hašek était donc fils d’une famille qui avait la mémoire mathématicienne et c’était très important aussi pour sa création. Il gardait en mémoire certains détails pendant vingt ans et cela émergeait tout à coup dans un moment de concentration. Hašek n’était pas donc qu’un bavard planté à la table d’une brasserie mais il dépassait toujours le niveau moyen. Et même certains intellectuels, comme l’écrivain Jiří Mahen, l’admiraient et disaient qu’il y avait en lui quelque chose de plus que dans les autres membres de la bohème de Prague. »Radko Pytlík constate aussi que Jaroslav Hašek ne pouvait pas se rassasier de connaître de nouvelles choses. C’est pourquoi, à son avis, le futur auteur du brave soldat Chveïk voyageait beaucoup dans sa jeunesse et s’est rendu entre autres en Galicie ou dans les coins perdus de la plaine hongroise, régions qui étaient considérées à l’époque comme marginales. Sa soif de nouvelles sensations et de changement n’a jamais permis à Jaroslav Hašek de s’intégrer dans la société tchèque de son temps et de mener une existence qui pourrait être qualifiée de normale. C’est cela qui lui permettait sans doute de garder une certaine distance et de mieux percevoir les côtés absurdes de la vie. Lorsqu’il arrive à finir ses études et obtient un poste lucratif dans la banque Slavia, il semble pourtant que l’enfant terrible se soit assagi et ait fait ses adieux à la vie de bohème. Mais ce n’est qu’une apparence. Sous une impulsion soudaine, Hašek abandonne en mai 1903 son poste et part sans laisser d’adresse dans les pays balkaniques pour aider les insurgés macédoniens. Radko Pytlík s’interroge sur les raisons de cette nouvelle rupture avec l’existence confortable qui s’ouvrait à ce jeune employé de banque :
« Chaque décision et chaque acte de ce genre a beaucoup de causes et de motifs. Je dirais que chez Hašek c’était son désir de connaissance. Avant il s’était enfuit en Slovaquie. Il était tout à fait subjugué par le tempérament des Slovaques et par les paysages de la Slovaquie. Et puis il avait aussi un désir de révolution. C’était un anarchiste par conviction et il voulait que quelque chose se passe. Mais l’Autriche-Hongrie était figée dans sa bureaucratie, et il ne s’y passait rien. Et quand il se passait quand même quelque chose, ç’était tout de suite étouffé par la police. Hašek n’avait que treize ans quand la police l’a été arrêté pour la première fois. Figurez-vous donc les sensations de cet homme qui se sentait oppressé par le régime. Sous l’Autriche-Hongrie, Hašek était une espèce de dissident et je m’étonne qu’aucun des dissidents tchèques ne s’en soit encore aperçu. »
Toutes les tentatives pour s’intégrer dans la société que Jaroslav Hašek fera plus tard finiront par échouer. Vue par les gens « comme il faut », sa vie ne sera qu’un perpétuel échec. Il ne sera pas accepté non plus par la famille de sa femme Jarmila issue de la bourgeoisie pragoise. Il n’aura jamais un emploi stable et les périodes de travail ne seront que de courts épisodes dans son existence partagée entre l’alcool et l’écriture, car ce noceur notoire trouvera quand même toujours le temps pour écrire. Cette existence abondamment arrosée par la bière est cependant interrompue brutalement par la Grande Guerre. Pris dans l’engrenage du cataclysme mondial qui éclate en 1914, il aura la force de survivre à l’enfer du front et y puisera de l’inspiration pour les aventures du brave soldat Chveïk, son chef d’œuvre qui verra le jour au début des années 1920. Radko Pytlík voit plusieurs facteurs qui ont contribué à la gestation de cette œuvre :« Ces terribles cinq ou six ans de guerre ont été pour Hašek un tournant existentiel à la limite entre la vie et la mort. Il a subi l’expérience horrible de la guerre des tranchées, qui ne doit pas être prise à la légère, et de la détention dans le camp de Totskoïe, où plus d’un tiers des 16 000 prisonniers de guerre ont succombés à la fièvre typhoïde. Tout cela a fusionné par la suite dans le personnage de Chveïk avec les événements politiques et historiques d’après-guerre. Hašek, qui avait participé à la fondation des légions tchécoslovaques, a été accusé après son retour en Tchécoslovaquie de haute trahison et on lui a retiré son titre de légionnaire. Tout cela a donc abouti à la création du personnage très synthétique du soldat Chveïk. »
Josef Chveïk apparaît dans les contes de Jaroslav Hašek déjà avant la Première Guerre mondiale et Radko Pytlík rappelle que certains traits du soldat Chveïk sont perceptibles dans le personnage du voleur Šejba qui figure dans un récit que Hašek envisageait de publier déjà en 1908. La gestation du personnage du brave soldat a été donc beaucoup plus longue que l’écriture du roman. Le personnage de Josef Chveïk que l’écrivain crée en 1921 est déjà l’aboutissement d’un processus qui finit par la création d’un personnage type. Selon Radko Pytlík, Chveïk a offert à Jaroslav Hašek non seulement l’occasion de caricaturer les circonstances historiques dans lesquelles il lui fallait vivre et de commenter la société de son temps sous une forme de mystification grotesque : ce récit satirique a aussi un sens plus profond, un sens philosophique et sa portée est intemporelle. Et Radko Pytlík rappelle que Hašek ne dérangeait pas seulement par son œuvre les bien-pensants de son temps : « Dans la période du culte de la personnalité sous le communisme, dit-il, Hašek dérangeait parce qu’on le considérait comme trop bohème. Aujourd’hui on le critique parce qu’il était de conviction anarchiste et collaborait avec les artisans des premières étapes de la révolution russe. »