série

3) Le Švejk de Jaroslav Hašek, l’humour pour mieux condamner l’absurdité de la guerre

'Les Aventures du brave soldat Švejk'

Pour le deuxième épisode de notre série consacrée aux œuvres et aux auteurs incontournables de la littérature des Pays tchèques, nous vous proposons de (re)découvrir ce qui est assurément un des romans tchèques les plus célèbres dans le monde, en tous les cas un des plus traduits. Intitulé Les Aventures du brave soldat Švejk, ce roman inachevé en trois tomes a été écrit par Jaroslav Hašek au début des années 1920. Généralement considéré par le grand public d’abord comme un roman humoristique, « Švejk », comme l’œuvre est le plus souvent appelée, est aussi, au-delà des pérégrinations de son héros relatées sur le mode du grotesque, une redoutable satire de la guerre et de son absurdité.

'Les Aventures du brave soldat Švejk'

Première phrase du roman de Jaroslav Hašek, « Tak nám zabili Ferdinanda » - « Et voilà, ils nous ont tué Ferdinand », en référence à l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914, est aussi, probablement, la phrase la plus célèbre de la littérature tchèque. Sortie de la bouche de madame Müllerová, la logeuse de notre héros à Prague, cette annonce de l’assassinat perpétré contre l’archiduc héritier de l’Empire austro-hongrois, en plus de lancer l’histoire, met aussi en scène, dès l’entame du récit, un Josef Švejk dont on ne saura ensuite jamais tout à fait, jusqu’à la dernière page du roman, si le sens de la réplique et la réflexion tiennent davantage du crétinisme, de l’idiotie, de la naïveté ou de la roublardise. Ou encore d’un sens de l’humour souvent qualifié de « tchèque »…

Photo: Jirka.h23,  CC BY-SA 4.0

Qu’il s’agisse d’un ancien directeur adjoint de l’École Normale Supérieure de Paris, d’un professeur émérite de protohistoire européenne à l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, d’un marionnettiste philosophe ou encore d’un historien spécialiste de l’Europe centrale, les Français qui sont passés en République tchèque et ont eu l’occasion de s’exprimer au micro de Radio Prague International, ont été nombreux, au fil des années, à se référer à ce soi-disant humour tchèque qu’incarnerait Švejk pour illustrer leurs propos…

Les choses ne sont pourtant pas si simples. Certes, à madame Müllerová, Švejk demande d’abord de quel Ferdinand il s’agit ; une question qui constitue pour l’auteur une première occasion de se moquer des élites autrichiennes et de leur prétendue supériorité. Car, continue Švejk, « des Ferdinand, j’en connais deux. Le premier, c’est le commis de chez Průša, le droguiste, et même qu’une fois, il a bu par erreur toute une bouteille de lotion capillaire. Puis y’a aussi Ferdinand Kokoška, celui qui ramasse les crottes de chien. » Ce à quoi madame Müllerová, pas plus étonnée que ça par la réaction de son locataire, s’empresse de préciser qu’elle « parle de l’archiduc François-Ferdinand, le gros, le calotin ». Et si ce premier dialogue donne une idée très précise du ton indéniablement drôle sur lequel, de bout en bout, sont narrées les aventures du brave soldat, celles-ci sont aussi un livre grave, une satire de la guerre, selon Pavel Janoušek, professeur d’histoire littéraire et chercheur à l’Institut de littérature tchèque :

Pavel Janoušek

« Švejk est les deux à la fois. C’est véritablement un roman humoristique, mais c’est aussi un roman qui, effectivement à travers l’humour, aborde l’atrocité de la guerre. Il ne faut pas oublier que le personnage de Švejk a permis à son auteur, Jaroslav Hašek, qui a été enrôlé dans l’armée autrichienne en 1915, de s’acquitter de ce que lui-même avait vécu durant la guerre. Du point de vue des lecteurs, c’est un regard très spécifique sur les horreurs et l’absurdité de la guerre. »

Auteur de la dernière traduction en français du roman, publiée aux éditions Gallimard il y a deux ans, Benoît Meunier est lui aussi convaincu que Švejk est un personnage complexe et ambigu dont on ne sait jamais très bien où il se situe :

Photo: Folio classique

« S’il fait du sabotage ou, au contraire, s’il est vraiment naïf, s’il aime tout le monde ou, au contraire, s’il se moque des gens. Comme dans d’autres grands romans, cette ambiguïté fondamentale est porteuse de sens. Elle permet une interprétation sans pour autant entrer dans la psychologie, car Švejk n’a pas de psychologie. C’est d’ailleurs un des aspects étranges de ce personnage. Il fonctionne un peu comme un ‘miroir à malice’ dans le sens où il renvoie malicieusement quelque chose aux autres, même si on ne sait pas très précisément quoi. »

Toujours selon lui, Švejk évolue dans un univers de la monarchie austro-hongroise marqué par un pouvoir écrasant pour les Tchèques. Une pression de l’appareil d’Etat que l’on retrouve aussi chez un autre auteur pragois illustre :

« A mon sens, Les Aventures du brave soldat Švejk, c’est un peu la même posture que celle de Kafka, mais dans une version drôle ou humour noir. Chez Kafka, on retrouve aussi cette sensation d’absurdité et d’énorme machine qui nous écrase, mais cela est vécu de façon sombre et dramatique, tandis que Les Aventures de Švejk partent dans un grand rire qui n’en finit pas. Au final, c’est un roman qui a encore énormément de choses à dire et qui n’a pas pris une ride. »

Tout le monde connaît Švejk sans même l’avoir lu

Disponible dans près de soixante langues, Švejk, dont les aventures constituent une trilogie, est assurément une des œuvres littéraires tchèques les plus diffusées dans le monde. Paradoxalement, néanmoins, et comme d’ailleurs pour le roman Babička (Grand-mère) et d’autres grands classiques, si tous les Tchèques ne le connaissent ne serait-ce que de nom ou de réputation, ceux à l’avoir vu et à bien connaître son histoire sont relativement peu nombreux. Un constat qui chagrine Pavel Janoušek, et ce d’autant plus que sa lecture, même un siècle plus tard, reste très accessible :

Photo: Ondřej Tomšů

« Dans le contexte tchèque, et j’en ai la confirmation avec mes étudiants, Švejk est un roman que tout le monde connaît mais que personne ou presque n’a lu. Le personnage de Švejk a abandonné le livre, il vit en dehors de l’œuvre-même et on voit aujourd’hui son image à peu près partout. Regardez combien de brasseries portent son nom ! Tout le monde connaît les répliques de Švejk, notamment celles du premier tome. Tout le monde pense connaître l’histoire et sait par exemple que les mouches chiaient sur le portrait de l’empereur autrichien dans la brasserie… »

« Malheureusement, j’ai aussi croisé des professeurs de tchèque qui n’avaient aucune idée de tout cela. Švejk est devenu une sorte d’icône qui est interprétée de différentes manières. Certains voient en lui une opposition à la guerre, d’autres un personnage un peu farfelu qui traverse la vie en profitant de ses bons côtés sans se faire de bile et qui survit à peu près à tout. Depuis que son personnage est apparu, les intellectuels se demandent si les Tchèques sont, oui ou non, un peuple de Švejk, et si oui, si cela est une bonne ou une mauvaise chose. Švejk fait donc partie de l’autoréflexion tchèque. A travers son personnage, nous voulons répondre aux questions relatives au comportement tchèque, à l’humour tchèque ou encore à l’interprétation tchèque de l’Histoire. »

Benoît Meunier | Photo: Ondřej Tomšů,  Radio Prague Int.

C’est ainsi, pour l’anecdote, qu’il y a quelques années, au plus fort de l’opposition tchèque à la politique allemande d’accueil de migrants, la chancelière Angela Merkel s’était vu remettre, lors d’une visite à Prague, un exemplaire des Aventures du brave soldat Švejk des mains du président Miloš Zeman, et ce pour l’aider à mieux comprendre ce qui avait alors été appelé « la nature tchèque ». Pour avoir travaillé quatre années durant à la traduction du texte du livre dans un français plus moderne que celui des premières éditions, Benoît Meunier estime cependant qu’il s’agit là davantage d’une caricature que d’un véritable portrait de cette nature tchèque :

« Il faut d’abord rappeler qu’au départ, ne serait-ce que chez les intellectuels, le succès n’avait rien d’évident. La réception par la critique a même été assez désastreuse. On jugeait que l’œuvre était vulgaire, stupide et dégradante. Il a fallu beaucoup de temps pour que les critiques tchèques et les théoriciens de la littérature en acceptent la valeur et admettent qu’il s’agit de bien plus que d’une simple farce. Après, le rapport qu’entretiennent les Tchèques avec Švejk est compliqué. Effectivement, c’est l’homme du peuple et il ressemble un peu à tous les Tchèques, mais ce n’est pas si simple. D’abord parce que c’est un type de personnage que l’on trouve dans d’autres littératures slaves, comme par exemple des personnages de contes russes. Les Tchèques ont avec Švejk un rapport de ‘cadavre dans le placard’ ; ils l’aiment bien, mais ils le cachent un peu. »

'Les Aventures du brave soldat Švejk' de Jiří Trnka,  photo: ČT

Švejk, le héros non philosophique d’un roman à la portée philosophique universelle

Au fil de la lecture et de l’égrenage d’un chapelet de situations toutes plus grotesques, loufoques et ubuesques les unes que les autres, le lecteur en arrive à se demander si Josef Švejk n’est rien de plus qu’un simple d’esprit ou, au contraire, si ce vendeur de chiens volés envoyé au combat pour défendre un empire dont il n’a cure, n’est pas un mystificateur génial qui, derrière son sourire ingénu, étale au grand jour la vétusté de la bureaucratie autrichienne, le grotesque de la hiérarchie militaire et plus largement, à travers l’expérience douloureuse de la guerre, l’ampleur de la bêtise humaine.

Radko Pytlík | Photo: Alžběta Švarcová,  ČRo

Si l’auteur se garde toujours bien de donner une réponse définitive à cette question, il ne fait en revanche aucun doute que Josef Švejk ressemble en de nombreux points à son inventeur Jaroslav Hašek. L’historien Radko Pytlík place la gestation de ce personnage hors normes dans le cadre de l’existence de l’écrivain, la vie d’un bohème notoire abondamment irriguée par la bière mais pas que :

Photo: Alžběta Švarcová,  ČRo

« Je pense que Hašek a eu une enfance normale mais marquée aussi par les aspects tragiques de la vie de sa famille. Son père était un mathématicien qu’on disait génial, son frère est également devenu plus tard mathématicien. Hašek était donc un fils d’une famille qui avait la mémoire mathématicienne et c’était très important aussi pour sa création. Il gardait en mémoire certains détails pendant vingt ans et cela émergeait tout à coup dans un moment de concentration. Hašek n’était pas donc qu’un bavard planté à la table d’une brasserie, car il dépassait toujours le niveau moyen. Certains intellectuels, comme l’écrivain Jiří Mahen, l’admiraient même et disaient qu’il y avait en lui quelque chose de plus que dans les autres membres de la bohème de Prague. »

Jaroslav Hašek | Photo: public domain

Anarchiste impétueux, fondateur avant la guerre du Parti du lent progrès dans les limites de la loi, piètre mari, trafiquant de chiens, locataire d’une chambre dans un bordel de Prague et noceur invétéré, Jaroslav Hašek a d’abord été enrôlé dans l’armée autrichienne en 1915 pour être envoyé sur le front de Galicie, avant d’être emprisonné en Ukraine et dans l’Oural. Engagé après la Révolution russe et la fin de la guerre sur le front de l’Est dans la Légion tchèque, une organisation qui visait à émanciper les Tchèques de la tutelle austro-hongroise, Hašek deviendra alors un Bolchevik convaincu. Autant d’expériences marquantes avant son retour, en 1920, dans le nouveau pays qu’est devenue la Tchécoslovaquie, qui ont façonné le personnage de Švejk, comme n’en doute pas Radko Pytlík :

« Ces terribles cinq à six années de guerre ont constitué pour Hašek un tournant existentiel entre la vie et la mort. Il a subi l’expérience horrible de la guerre des tranchées et de la détention dans le camp de Totskoïe, où plus d’un tiers des 16 000 prisonniers de guerre ont succombés à la fièvre typhoïde. Tout cela a fusionné par la suite dans le personnage de Švejk avec les événements politiques et historiques d’après-guerre. Hašek, qui avait participé à la fondation des légions tchécoslovaques, a été accusé à son retour en Tchécoslovaquie de haute trahison et on lui a retiré son titre de légionnaire. Tout cela a donc abouti à la création du personnage très synthétique du soldat Švejk. »

Un personnage aux invraisemblables pérégrinations que Jaroslav Hašek a donc achevé de créer en 1921 après plusieurs années de gestation. Un Švejk que ses illustrations par le dessinateur Josef Lada puis son interprétation à l’écran par l’immense Rudolf Hrušínský en 1956 ont rendu immortel. Un héros pas philosophique pour un sou d’un roman dont le sens philosophique est pourtant, lui, d’une portée universelle et intemporelle, qui est celle de la condamnation de l’absurdité de toutes les guerres en général.

Rudolf Hrušínský dans le film 'Dobrý voják Švejk',  photo: Československý státní film
mot-clé: