Raja Meziane, le Hirak algérien depuis Prague

Raja Meziane, photo: Twitter de Raja Meziane

A l’instant où nous publions cet entretien avec Raja Meziane, son clip intitulé Allo le système vient de franchir la barre des 40 millions de vus sur YouTube et la chanson est devenue un des hymnes du mouvement pro-démocratique algérien, le Hirak. Chanteuse depuis son enfance et avocate de formation, cette auteure-interprète algérienne se définit elle-même comme engagée. Elle est exilée depuis quatre ans et vit à Prague, d’où elle vient de suivre l’élection présidentielle boycottée par le peuple dans son pays natal.

Raja Meziane,  photo: Twitter de Raja Meziane

Raja Meziane, bonjour, vous revenez de Lyon où vous étiez sur scène ce week-end – comment ça s’est passé ?

« Ça s’est très bien passé, avec une atmosphère magnifique et un cadre familial… »

Est-ce que vous vous produisez régulièrement sur scène en ce moment ?

« J’ai quelques propositions et c’est sur la bonne voie. »

Depuis quand et pourquoi vivez-vous à Prague ?

« Depuis novembre 2015, parce que je suis venue avec mon mari qui avait déjà habité ici très longtemps. On a trouvé que c’était le bon moyen de pouvoir poursuivre nos projets librement, de pouvoir m’exprimer librement sans les obstacles que j’avais en Algérie en raison de mes avis politiques. »

Vous souvenez-vous du moment où vous avez pris la décision de quitter l’Algérie ?

Algérie,  Mai 2011,  photo: Maya-Anaïs Yataghène,  CC BY 2.0
« Oui, c’était le jour où on a refusé de me donner mon attestation d’avocate. J’avais auparavant refusé de chanter à un concert de soutien pour le quatrième mandat du président Bouteflika. »

« Le bâtonnier a refusé de me recevoir ; ils m’ont laissée attendre plus de trois heures à chaque fois que je suis venue. Ils ont fini par refuser tout simplement de me donner mon attestation pour pouvoir plaider. Une des membres du bâtonnat m’a clairement dit c’était dû à mes critiques formulées contre le système. Donc c’est là qu’on a décidé de quitter l’Algérie parce que ce n’était plus possible. »

En 2014 ?

« C’était déjà en 2015, l’année où j’ai prêté serment. J’avais fini mes études, j’étais officiellement avocate-stagiaire mais on a refusé de me donner mon attestation. »

Vous étiez connue depuis longtemps déjà en Algérie, parce qu’en 2007 vous aviez eu du succès dans une émission de télé-crochet et en 2013 votre chanson intitulée Révolution avait été très remarquée…

« Oui j’ai écrit cette chanson en 2012 et en la présentant en concert ce week-end, j’ai dit que grâce à cette chanson j’ai intégré le top de la liste noire en Algérie. Je disais déjà dans cette chanson que pour changer les choses il faudra une révolution. Aujourd’hui je suis fière de voir mon peuple de mon pays dans la rue pour demander la liberté et refuser tout ce qui se passe. Je crois qu’il est temps de changer les choses. »

Un nouveau Président, Abdelmadjid Tebboune, a été élu ce week-end en Algérie, après une élection controversée – c’est le moins qu’on puisse dire. Les Algériens continuent de manifester chaque vendredi depuis le mois de février. Vendredi dernier c’était le 43è vendredi de manifestation ; gardez-vous espoir ?

Photo: ČTK/AP/Toufik Doudou
« Bien sûr qu’on garde espoir. J’ai confiance en mon peuple. On est un peuple aujourd’hui soudé avec un seul et unique objectif : libérer notre Algérie et la récupérer tout simplement. Elle a été volée pendant très longtemps. Aujourd’hui nous sommes disséminés un peu partout dans le monde, parce qu’on n’a pas eu notre chance dans notre Algérie chérie. Nous avons besoin d’être ensemble chez nous et de respirer la liberté. »

Est-ce difficile pour vous de suivre ces événements de loin, de Prague ?

« C’est un petit peu frustrant parce que je ne peux pas être là-bas avec eux alors que j’étais parmi les premiers qui ont appelé à une révolution pacifique pour changer les choses. Tout le monde sait que je ne peux pas rentrer en Algérie ou que si je rentre, repartir après sera compliqué… »

Vous le savez ?

« Bien sûr que je le sais, parce que même avant de partir je recevais des menaces constamment. »

Des menaces formulées par qui et comment ?

« Du côté des médias, cela a commencé par le fait que sois blacklistée dans des radios et télés algériennes. »

Donc vos chansons n'étaient pas diffusées?

Raja Meziane,  photo: Archives de Radio Prague Int.
« Jamais. Ensuite on m’a même menacée moi et ma famille. On m’a dit qu’on connaissait mon frère, qui s’apprêtait à faire son service militaire… Des choses de ce genre. On a fait du chantage à mon mari et des pressions sur sa société de production. »

« Un employé de la télé a dit clairement à mon mari, qui est également mon manager qu’il fallait que je vienne chanter pour soutenir le Président Bouteflika sous peine de voir mes tournées annulées. Mon mari a compris le jeu et a dit un non catégorique. »

Vous n’êtes pas présente dans la rue en Algérie mais vous êtes très présente via les réseaux sociaux et grâce à vos clips vidéo, dont le plus connu, Allo le système, vient de dépasser les 40 millions de vus. Pouvez-vous nous dire un mot sur les paroles de cette chanson ?

« Je dis au début que le peuple algérien est descendu dans la rue tel comme un déluge, avec toutes les catégories de la population, la classe moyenne ou les vendeurs de rue. Tout le monde est là. On ne dort plus. Il est juste temps d’entendre ce qu’on a à dire. »

Vous dites également ‘La culture est absente’…

« Oui, dans un couplet je dis ça et je dis aussi ‘Vous avez frappé l’enseignement, l’éducation’. C’est très important. J’ai commencé par cette phrase parce que c’est la base de toute civilisation – quand on touche l’éducation, l’enseignement, la culture, le savoir c’est comme si on avait l’intention de détruire un peuple, une jeunesse... »

Surtout que la jeunesse représente une très grande proportion de la population algérienne…

« Aujourd’hui même des gosses de 8 ou 10 ans disent qu’ils en ont marre. D’ailleurs la majorité de nos élèves a la scoliose à cause de cartables qui pèsent une tonne – mais les livres ne contiennent rien, ils n’apprennent rien du tout. Après ils voient leurs grands frères diplômés qui sont au chômage et n’ont pas de quoi s’acheter un paquet de clopes. Il n’y a pas d’espoir et c’est ça qui est dangereux. »

« Cette révolution est là pour nous libérer. Le Hirak nous a libérés, nous a soudés. La majorité de ce peuple veut l’indépendance, veut la liberté. »

Je disais que vous étiez très présente dans les réseaux sociaux – mais vous avez verrouillé votre compte Twitter le week-end dernier pendant l’élection présidentielle. Pourquoi ?

« J’ai bloqué mon compte Twitter pour qu’il ne puisse pas être utilisé pour faire circuler des fausses images d’élection. On sait maintenant que le peuple algérien n’a pas voté. 10% des électeurs ont voté et on sait qui c’est. Ce sont surtout des militaires qui ont voté parce qu’on leur en a donné l’ordre… »

« Des millions et des millions d’Algériens étaient contre ces élections et on nous montre des fausses images de citoyens en train de voter. Il y a même une personne qui a reconnu sur ces images un parent qui est mort il y a cinq ans ! C’était des images d’une ancienne élection… Les trolls utilisent tous les comptes qui ont un petit peu d’audience pour faire circuler ce genre d’images. Donc je ne voulais pas leur donner l’occasion de le faire sur mon compte. »

La BBC vient de vous classer parmi les 100 femmes du monde les plus inspirantes et influentes… Quelle a été votre réaction en l’apprenant ?

Raja Meziane,  photo: Archives de Radio Prague Int.
« Honnêtement, c’est d’abord une fierté et une responsabilité énorme. Je suis passée à un autre niveau, je n’ai plus droit à l’erreur. Il y a des gens qui me suivent et m’écoutent, il faut que je sois au taquet sans laisser rien passer… »

Vous êtes d’ailleurs la seule Algérienne dans ce classement BBC, n’est-ce pas ?

« Oui, je suis la seule Algérienne, et la première je crois. »

Contrairement à d’autres mouvements populaires qui ont pu secouer l’Algérie dans un passé récent, on a l’impression avec le Hirak qu’il est beaucoup moins question des différences régionales et culturelles. Par exemple quand les manifestants se sont fait tabasser à Oran la semaine dernière, les manifestants à Bejaïa en Kabylie ont tout de suite affiché leur solidarité. Est-ce nouveau pour vous ?

« C’est pour ça que je disais que ce Hirak nous a libérés et soudés à tous les niveaux. On s’aime, on s’écoute et on se fait confiance. Aujourd’hui le peuple algérien a compris que la division était faite par le système pour mieux régner – c’est la base. »

« Kabyles, Chaouis, Mozabites, Targuis et autres – disons les Imazighen, les locuteurs berbères et les Arabophones : nous sommes tous des Algériens. Il n’y a pas de débat aujourd’hui. Mais il y a toujours ces trolls ou des manipulateurs qui veulent insinuer le doute, ce qui est très dangereux. Nous sommes tous unis aujourd’hui contre ce système corrompu. »

Y a t-il un ou une artiste qui vous inspire en particulier en ce moment ?

Lounès Matoub,  photo: Lahcen Ozayd,  CC BY-SA 4.0
« Aujourd’hui, mais ce n’est pas récent, ce sont les textes de Lounès Matoub, le chanteur algérien, kabyle aussi, qui m’inspirent. Il a beaucoup de chansons dans lesquelles il anticipe sa mort, il raconte comment on l’a tué à cause de ses positions. Et c’est ce qui s’est passé… Il y a deux jours j’écoutais encore sa chanson ‘Monsieur Le Président’, qui m’inspire beaucoup. »

« Ce qui m’inspire vraiment en ce moment c’est le peuple algérien, c’est un honneur. »

Nous sommes à Prague où vient d’être célébré le trentième anniversaire de la révolution de Velours de 1989. Est-ce inspirant pour vous, pour l’Algérie ?

« Oui, c’est quelque chose qui me touche énormément. Mon mari s’intéresse à tout ça et il m’a montré beaucoup de choses sur cette belle révolution. J’ai été touchée par ces images sur la Place Venceslas, ce peuple pacifique beau à voir qui a fini par obtenir son indépendance. Cela donne de l’espoir – pourquoi pas nous ?! »

Quels sont vos projets dans un avenir proche ?

« Pour le moment je suis avec notre révolution, c’est tout. Je mange révolution, je dors révolution, je me réveille révolution. En ce moment c’est toute ma vie, je ne peux pas être déconnectée de ce qui se passe en Algérie. Même au niveau musical, j’ai des projets mais tout est lié à ça. »

« J’ai toujours été du côté de mon peuple. Je ne peux être quelqu’un d’autre, j’ai toujours fait ça. Je n’ai pas commencé le 22 février. Ce n’est pas fake, ce n’est pas pour faire le buzz ou surfer sur la vague. Je n’étais pas en train de croquer, de kiffer ma life dans leur système. J’étais out, parce que j’étais du côté de mon peuple et je pense être comme ça toute ma vie. »