Reinhard Heydrich : Question juive et Question tchèque
Nous revenons aujourd’hui sur Reinhard Heydrich, chef du Protectorat de Bohême-Moravie, à l’occasion de la publication, en août 2008, de Heydrich et la Solution finale, d’ Edouard Husson. L’historien met en lumière des éléments méconnus quant au rôle central qu’occupe Prague dans l’esprit génocidaire des nazis. Il nous apprend aussi l’existence d’une « question tchèque »...
Nous sommes le 5 avril 1939, et la radio allemande annonce l’arrivée de Konstantin von Neurath, protecteur de Bohême-Moravie, à la gare ferroviaire de Wilson, à Prague. Près de deux ans plus tard, en septembre 1941, jugé peu efficace, il est remplacé par Reinhard Heydrich.
Les temps vont radicalement changer et tout le monde le sait. L’homme qui débarque n’est pas un inconnu puisqu’il est le chef du RSHA, qui rassemble les services de renseignement et de police du Reich. Mais Heydrich est également l’un des principaux coordinateurs de la « Solution finale de la question juive », la Shoah. Outre la montée de la résistance tchèque, c’est le projet génocidaire qui a motivé Hitler pour nommer Heydrich à Prague, la ville permettant d’installer le poste de commandement de l’extermination en plein cœur de l’Europe.Pour les nazis, la montée de la résistance tchèque ne peut s’expliquer que par l’action des Juifs, ainsi que Hitler l’exprime en septembre 1941 : « Ce sont les Tchèques qui seront les plus touchés par la décadence du bolchevisme, car ils ont toujours regardé avec un secret espoir du côté de la mère Russie. » Notons que, dans le lexique nazi, le bolcheviste est synonyme de Juif... Dans l’esprit de Heydrich, la Bohême, « citadelle » de l’Europe selon l’expression de Bismarck, devait devenir le terriroire modèle de la Solution finale, une sorte d’exemple pour le reste de l’Europe.
Les nazis font par ailleurs une fixation particulière sur les Pays tchèques, terre de germanisme mais aussi du « coup de poignard dans le dos », mythe transformé en accusation et servant à expliquer la défaite allemande, lors de la Première Guerre mondiale. La guerre de Trente Ans n’avait-elle pas commencée par une défénestration à Prague ? Heydrich évoque d’ailleurs expréssement la « Solution finale de la question tchèque ». Selon lui, 40 à 60 % des Tchèques ne sont pas germanisables. Leur sort, il le suggère lors d’un discours édifiant qu’il prononce, à Prague le 2 octobre 1941, devant les responsables de l’administration du Protectorat :« Nous pourrions peut-être, en ce qui concerne les Tchèques qui ne sont pas gemanisables, profiter de ce que nous aurons accès à la mer Blanche. Nous y reprendrons à notre compte les camps de concentration des Russes. Il s’y trouverait 15 à 20 millions de détenus, ce qui en fait l’endroit idéal pour réinstaller les 11 millions de Juifs européens. On y enverra les Tchèques non germanisables, qui auront ainsi l’occasion d’accomplir quelque de chose de positif, en devenant des gardiens et des pionniers dans cette région... »
Capo et colon, tel était donc le destin hypothétique des Tchèques non germanisables. Analysant ce discours, l’historien allemand Martin Broszat évoque une manipulation possible de l’auditoire. Comme souvent avec le langage codé de la Shoah, il faut bien lire entre les lignes. Car au moment même où Heydrich parle de déporter les Juifs d’Europe en Russie, des millions d’entre eux sont déjà massacrés en Europe centrale, après le « laboratoire » de la Shoah par balles en URSS occupée. La guerre finit moins vite que prévue et la déportation des Juifs vers les territoires sibériens pour l’après-guerre est déjà lettre-morte. La Solution finale aura lieu en Europe même et cela est décidé dès la fin de l‘année 1941.
Le 27 mai 1942, coup de théâtre, Reinhard Heydrich est l’objet d’un attentat, signé par un commando tchèque parachuté de Londres.
« Attention, attention, voici une déclaration officielle : au cours des recherches sur la mort du SS-Obergruppenführer Heydrich, ont été révélés des éléments irréfutables indiquant que la population de la localité de Lidice a prêté aide et soutien au cercle des coupables (...) Il s’en suit que, les habitants de ce village ayant gravement contrevenu à la loi, les hommes seront tués, les femmes envoyées dans des camps de concentration et les enfants recevront une éducation appropriée. Tous les bâtiments du village seront rasés et le nom de la commune effacé à tout jamais. »
Cette annonce est diffusée par la radio allemande dans le Protectorat de Bohême-Moravie, le 10 juin 1942, six jours après la mort de Heydrich. Aussi martiale soit-elle, elle ment puisque une partie des femmes seront fusillées et des enfants seront déportés à Chelmno, où ils seront gazés. De même, le responsable ne mentionne pas les 1 000 Juifs tchèques qui partent pour le camp de Majdanek en Pologne, en guise de représailles.Arrêtons-nous, pour finir, sur le profil troublant de Heydrich, homme cultivé, père de famille mais également criminel de masse. Le père de Heydrich, Bruno, était un compositeur secondaire, mais qui avait écrit de nombreux opéras en hommage à Wagner. Une source d’inspiration musicale et antisémite que ne reniera pas le fils, violoniste confirmé. A la veille de l’attentat, Heydrich fait interpréter les œuvres paternelles au Théâtre national de Prague.
Hanna Arendt a tiré son concept de banalité du mal à partir de l’exemple unique d'Eichmann, petit fonctionnaire zélé et incapable de distinguer le bien du mal. Ceux qui ont impulsé et participé directement à la Shoah n’étaient pas dans ce cas. La SS était en effet composée, depuis 1934, de nombreux aristocrates, intellectuels issus de l’Université ou encore jeunes économistes, bref d’une sorte d’élite éduquée. Ce constat n’est pas le moins inquiétant.